Le voyageur indiscret

Dimanche 23 juin – 21h53. Nous y sommes. Dernier post avant le grand voyage de ma vie, demain soir… « Voyage » n’est sans doute pas le terme qui convient. Si j’ai bien compris, il s’agit plutôt d’une sorte de vidéo : une heure enfermé dans une cabine, à regarder défiler des événements sur lesquels on n’a aucune prise. Impossible de mettre son grain de sable dans l’histoire déjà écrite, de corriger des petites choses, de créer de jolis paradoxes… Tant pis, ou plutôt tant mieux, le monde présent est déjà assez compliqué ! Ce sera donc juste une projection privée, à ceci près que tout sera enregistré et archivé à la Fondation, bien que non divulgué au public. De mon côté, je n’ai pas l’intention de faire mystère de ce que je verrai, même si ça concerne effectivement ma vie.
J’en profite de suite pour mettre les choses au clair, à propos de la suspension des commentaires sur ce site : désolé pour tous les fidèles qui me lisent et me soutiennent, mais au vu des réactions incroyables que l’annonce de mon « excursion » a entraînées, je n’ai pas eu le choix. À commencer bien sûr par les envieux de tout crin : « Pourquoi lui, de quel droit, au prix que ça coûte, gnagnagna… » Désolé, mais il y avait une loterie, j’ai joué, j’ai gagné. Donc : du droit du gagnant. Point barre. Après, j’admets qu’on puisse critiquer le fait d’offrir un lot aussi dispendieux à un non-historien-archéologue-expert ou je ne sais quoi, mais c’est un autre débat, dont j’estime ne pas avoir à faire les frais. Parce que ces dernières semaines, les commentaires allaient bon train pour dénoncer « l’incroyable futilité », le « nombrilisme achevé » , le « pur égoïsme » qui, à en croire certains, caractérisent ma démarche ! Et je ne vous cite que les plus courtois… Alors non, c’est vrai, je n’ai pas désiré me repasser le Débarquement, ni la prise de la Bastille, ni 1515–Marignan… De toute façon, quel intérêt à ce qu’un type comme moi fasse le reportage sur les grandes dates ? Je laisse ça aux spécialistes qui sauront sur quels détails se pencher ; ce sera largement plus profitable pour eux et pour tout le monde.
Mon histoire à moi n’a rien de particulièrement fabuleux, mais on comprendra, enfin on devrait comprendre, qu’elle m’intéresse au premier chef. Surtout qu’elle comporte sa part de mystère jamais élucidée. Pas un mystère mirobolant, c’est vrai – plutôt du genre très commun à nos générations, en fait : je n’ai jamais connu mon papa. Je n’étais pas un accident, non, simplement ma mère a voulu « faire un enfant toute seule », comme on disait pudiquement autrefois. Elle s’est trouvée un volontaire d’un soir et lui a juré de ne l’impliquer en rien sur la suite (la suite, à savoir : Antoine, votre serviteur). De fait, elle n’a jamais voulu me donner le moindre élément d’information sur l’heureux élu. « Il n’avait aucun problème, et toi non plus. » Voilà ce qu’elle disait pour me rassurer… Qu’est-ce qu’elle en savait ! D’accord, ce n’était pas une mauvaise mère, et elle a fini par épouser un brave gars qui savait s’y prendre avec les enfants. Je n’ai pas eu à me plaindre. Il n’empêche, c’est toute une moitié de moi-même que je ne connais pas, par sa faute. Qui est l’égoïste, au final ? Soit, elle a juré, elle a tenu parole et emporté son secret dans la tombe ; paix à son âme. Tout ce qu’elle a jamais lâché, c’est le lieu de la rencontre, un petit F2 loué sur le front de mer. Quand on allait à la plage, elle me montrait parfois la baraque, en me glissant avec un clin d’oeil : « C’est là que tu as commencé ! » Pour le reste : bouche cousue ! Elle n’a jamais rien dit du moment, mais ça, je l’ai deviné. Sa façon de me regarder d’un air rêveur quand on évoquait les feux de la Saint-Jean m’a mis la puce à l’oreille. Au niveau des dates, ça colle… Reste qu’on fait difficilement plus mince comme indices, et pendant longtemps, maman pouvait dormir tranquille, son bel amant aussi.
Ce qu’elle ne pouvait prévoir cependant, c’est que des savants trouveraient le moyen de capter les images du passé, autrement dit, que la machine à explorer le temps serait inventée, de mon vivant ! Et que ce qui n’était au départ qu’une affaire de hauts comités confidentiels a fini par être divulgué au grand public. Il aura suffi d’une indiscrétion, et les activistes de la Légion Anonyme du net ont fait le reste. On se rappelle tous le grand chambardement qui a suivi, et les négociations serrées de certains gouvernements pour éviter que de vilaines affaires, génocides ou autres, soient remises sur le tapis. De toute façon, ça n’a rien empêché, surtout quand le secteur privé a pris les choses en main et qu’un nouveau genre de service a vu le jour pour les particuliers. Les particuliers très très fortunés, bien sûr. Ce qui est loin d’être mon cas, même si notre petite famille s’en sort pas trop mal. En fait, sans cette loterie lancée par notre BGT national, je pouvais toujours rêver. Je suis bien conscient qu’il s’agit avant tout d’une belle opération de com’ pour lui et pour son groupe, et pour être sincère, je ne suis pas spécialement fan du personnage… mais vu que c’est lui qui met la main à la poche, vous comprendrez que je ne vais pas aller la lui mordre maintenant !
Me voilà donc avec toutes les cartes en main, à moi de bien jouer le coup. Les gens peuvent me conspuer, me mépriser, j’ai le soutien de Valérie, ma femme, et de Yasmine et Julien, mes deux petits amours, et ça me suffit. Sur ce, je vous dis bonsoir, et vous donne rendez-vous au prochain épisode, que j’espère comme vous plein de révélations !

Lundi 24 juin – 16h15. J’ai embarqué la tablette, pour taper les articles au fur et à mesure, et les poster en bloc à mon retour à la maison. Visite médicale rapide, puisque de toute façon, « ça ne fait pas mal ». J’imagine qu’on veut juste filtrer les cardiaques impressionnables… Court entretien avec la psychologue de service. « Vous êtes sûr de votre décision ? » « Oui, madame. » « Qu’espérez-vous obtenir de cette expérience ? » « Ne plus traîner cette incertitude toute ma vie comme un vieux rhumatisme. » Ça l’a fait rire, elle n’est pas très exigeante sur l’humour, mais au moins, elle m’a jugé assez équilibré.

Lundi 24 juin – 18h40. Brève conférence de presse et séance photos en compagnie de BGT. Comme celui-ci a tendance à monopoliser la parole, on ne m’embête pas trop avec les questions. « Antoine, comment vous sentez-vous à quelques heures du lancement ? » « Ben, ça va, quoi… » En public, je suis beaucoup moins éloquent, c’est très net. Mais je pense que ça leur plaît, ça colle bien avec leur idée du Chti sorti de sa campagne pour être catapulté dans l’espace-temps. Il s’en est quand même trouvé un pour me balancer cette boule puante : « Voir l’instant de sa conception, vous ne trouvez pas ça voyeuriste ? Incestueux, même…» J’ai beau savoir que les piques assassines sont le fonds de commerce de ce pourri, il me fait voir rouge. Je me fiche de ma conception, ce qui m’intéresse, c’est à quoi ressemble mon père présumé ! « Et votre confrère, pour le petit G., il était pas voyeuriste, lui ? » j’ai répliqué, ce qu’il a très mal pris. Sérieux, regarder un gamin se faire ligoter dans un sac et jeter dans une rivière, sans pouvoir rien y faire ! Juste pour revenir avec la gueule de l’assassin et la pige du siècle… Si c’est pas infect, pour le coup ! Heureusement, BGT a calmé le jeu avec son charme habituel, et emmené tout le monde au buffet avant que ça ne dégénère.

Lundi 24 juin – 21h10. Un des types en blouse, M. Varjabel, m’a fait part de ses « préoccupations », rapport à l’histoire de ma conception et des risques d’aller l’approcher de trop près. J’ai dû lui redire que non, je ne tenais pas à assister à ça, et que quand bien même, ses collègues m’avaient assuré que ce n’était qu’une simple observation, qui ne pouvait en rien influer sur des événements passés. Il s’est gratté nerveusement le menton : « Au niveau macroscopique, certes…» Comme il semblait mal à l’aise, je lui ai demandé ce qui l’inquiétait précisément. Je n’aurais pas dû. Il m’a déballé un laïus proprement inimaginable, où il était question de rapport de causalité, « d’états superposés », de « postulat de réduction de paquet » (de chips ?), et même, tenez-vous bien, du chat mort-vivant d’un certain professeur Chrodingue. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien fumer pour sortir des trucs pareils ! Même sans rien capter, je sentais qu’il n’était pas sûr de son affaire. « Simple principe de précaution, » a-t-il fini par lâcher. « Eh bien, si vous ne trouvez personne en rouvrant la cabine, vous saurez qu’il était fondé, » je lui réponds. Franchement, pas question pour moi de renoncer, au point où j’en suis…

Lundi 24 juin – 22h03. C’est le moment ! J’embrasse Val et les enfants. Mes deux bouts de chou serrent très fort leur papa comme si on se quittait non pas pour une heure, mais pour vingt ans. Je pénètre ensuite dans la cabine qui est refermée et verrouillée. Elle est assez spacieuse, avec de grands écrans tout autour, sur lesquels je peux admirer l’intérieur de la « salle de lancement » – où l’on ne lance rien, si ce n’est le processus. Le siège est confortable, un peu surélevé. Sur le tableau devant moi, un ensemble de commandes simples genre manette de jeu. Sur l’écran devant moi, un technicien me fait signe du fond de la salle. Je réponds en levant le pouce, il fait de même, puis reste bêtement figé dans cette position une dizaine de secondes. Ensuite tout s’obscurcit à l’extérieur. Je comprends alors que je suis parti. On m’avait dit qu’on ne ressentait rien de spécial, et c’est si vrai que c’en est presque décevant. Je regarde ma montre : la trotteuse continue de tourner normalement, même pas à reculons. Puis d’un coup, les écrans s’éclaircissent, et voici que se dresse devant moi la villa blanche sur la digue, à l’angle de la rue principale. L’image est assez sombre – on m’avait prévenu, et la nuit qui tombe n’arrange rien. Cependant, l’éclairage public est suffisant pour que je m’y retrouve. Je teste les commandes : un coup à droite et je glisse doucement dans la même direction. Chouette ! Un coup en haut et je m’élève lentement jusqu’au deuxième étage : c’est là, dans ce petit appartement… Une poussée vers l’avant, et je m’approche du mur, de plus en plus près, jusqu’à le toucher. Je frémis, m’attendant à un choc. Mais non, rien, si ce n’est un effet bizarre sur l’écran quand ça traverse, ensuite l’image se restabilise et me montre l’intérieur. C’est un peu comme passer un mur d’eau, mais un peu différent en même temps. Je ne suis pas plus avancé, il fait sombre comme dans un four. Je cherche les phares sur le tableau de bord, avant de réaliser ma stupidité. J’explore un peu l’appartement, visite précautionneusement toutes les pièces, mais ne distingue aucun mouvement. Est-il encore trop tôt ? Mon hypothèse était-elle erronée ? Il est vrai que tabler sur leur présence à cet endroit et à cette heure précise tient du coup de poker, et j’ai toutes les chances de rentrer bredouille. En tout cas, j’aurai essayé… N’ayant rien de mieux à faire, je ressors. À ce qu’on m’a dit, j’ai à peu près cinquante mètres de rayon d’action autour du point cible, alors je patrouille en cercles au-dessus de la villa. Des gens circulent dans les rues alentour, fringués bizarrement comme on l’était en ces années-là. Un groupe de jeunes visiblement éméchés chante à tue-tête, mais la machine ne pouvant restituer les sons, c’est un drôle de film muet qui se déroule sous mes yeux. Je distingue plusieurs couples enlacés, mais pas celui qui m’intéresse. Je commence à désespérer lorsque soudain, repassant devant la façade, mon coeur bondit : une fenêtre s’est éclairée ! Je pique droit dessus, traversant d’une traite vitre et rideau. Avec un choc, je vois d’un coup un grand lit, deux personnes, ma mère qui me fait face ! Aucun doute, c’est bien elle, ces mêmes yeux taquins, ce sourire frondeur, mais si jeune ! Bouleversé, je contemple longuement son beau visage. Quelle différence avec la face éteinte d’il y a cinq ans, sur le lit d’hôpital ! J’en oublie presque la raison de ma venue. Mais je me ressaisis, et manoeuvre pour faire face à son partenaire. Au passage, je réalise qu’ils devaient déjà être dans la chambre quand j’y suis passé la première fois ; il est vrai qu’on n’y voyait goutte, à peine le dessus de la commode devant la fenêtre. À en juger par leurs mines épanouies, ils devaient être en pleine action… Pour le moment, et à mon vif soulagement, ils restent décemment allongés sous la couette, absorbés dans un tendre bavardage que je ne puis entendre. Lui est brun, barbe finement taillée, un air vaguement italo-grec… et surtout des traits bien familiers qui ne laissent place à aucun doute. Bonsoir papa ! Je ne connaîtrai sans doute jamais ton nom, ni le son de ta voix, ni d’où tu viens, ni ce que tu seras devenu… mais au moins, j’ai un visage à inscrire dans ma mémoire. Et dans le reste de l’heure qui m’est impartie, je vais m’attacher à l’y graver pour le restant de mes jours.

Lundi 24 juin – 23h05. La salle de lancement est réapparue sur les écrans. Les techniciens déverrouillent l’habitacle. Varjabel est le premier à m’accueillir à la sortie, et je lui fais un clin d’oeil : « Vous voyez, ça ne servait à rien de s’en faire : je suis toujours là, rien n’a changé ! » « Oui, ça ne fait aucun doute » a-t-il répondu – mais je vois bien qu’il est soulagé. « Tout s’est déroulé comme vous le souhaitiez ? » « À merveille ! » dis-je, et c’est vrai : maintenant que mon passé s’est un peu éclairci, je puis regarder sereinement vers l’avenir… et l’avenir, il entre justement dans la pièce : mon fils Jérôme, un peu intimidé, qui avance avec son père, très ému également, tandis que ma petite Lucille accourt et se jette dans mes bras en criant : « Maman, tu es revenue ! »