Le dernier enchantement

 

[Dossier 966 – Notes : Fragment extrait d’un petit carnet de cuir rouge retrouvé dans le casier de Madame Liliane, bibliothécaire de Paimpont, mystérieusement disparue en octobre 2013. Auteur : inconnu. Classé par le Ministère de la Défense, octobre 2014]

Le 19 octobre 2013

Suite des recherches sur l’Enchanteur. Paimpont.
Accès au fond des manuscrits originaux.
Enfin ! Mme Liliane la bibliothécaire m’autorise à consulter les vieux manuscrits.
Mon Graal : le manuscrit de l’Histoire de Merlin, manuscrit enluminé, 13ème siècle.
Auteur : Anonyme. Aucun nom, aucune trace.
Ce soir, après la fermeture, j’accéderai à la réserve. C’ est notre petit secret à Mme Liliane et à moi. Quelle femme mystérieuse ! Elle paraît avoir 60 ans, sans les faire vraiment. Elle semble tout droit sortie d’un de ces livres. Gardienne du savoir, grande prêtresse des mots, elle est toujours vêtue de ce gilet vert trop grand pour elle et porte ses lunettes sur le bout du nez. Ses longs cheveux blancs sont toujours attachés en chignon bas, retenu par un pic en bois couronné d’une chouette sculptée. Les chouettes ! Elle les collectionne: statuettes, bijoux et même stylos. Épinglée au gilet_ faute de l’avoir sur l’épaule ! _ elle porte toujours une broche représentant une chouette dorée aux yeux verts. Quelle drôle de petit bout de femme ! Je la vois souvent m’observer de derrière son comptoir. Quelque chose me dérange. Elle paraît ne pas venir du même monde que nous. Elle semble souvent ailleurs. Elle me fait parfois frissonner lorsqu’elle me jette un de ces petits sourires mystérieux, entendu d’elle seule. Une chouette guettant une souris. Mais quel est le piège ? Enfin, ma stratégie de lui offrir une grosse boîte de chocolat a fonctionné à merveille . Ce soir,  j’accède à la salle des archives. Le manuscrit ne peut sortir d’ici alors c’est moi qui irait à lui.

20h : Je suis dans la réserve au sous-sol. Une odeur de vieux cuir et de poussière envahit mes narines. Quel bonheur pour un rat de bibliothèque comme moi ! Je suis dans mon élément ici. Mme Liliane m’ a souhaité bonne chance. Curieux ! Pourquoi en aurais-je besoin ? Je touche enfin au but !

[Note: Fin du fragment. Le reste du carnet est vide.]

 

Je m ‘appelle Arthur Erevent, écoutez mon histoire…

 

Je me souviens de ce jour comme si c’était hier. Était-ce hier ? J’ai perdu la notion du temps.

La bibliothèque, Madame Liliane, la salle des archives, le manuscrit…

J’étais seul. Elle avait refermé derrière moi, question de sécurité m’avait-t-elle dit. Je ne devais laisser aucune trace de mon passage. Je n’étais pas censé être là.  Je n’ étais jamais venu. Ce qui se passait entre ces murs ne devait jamais se savoir.

Je me dirigeais vers les rayonnages. Il faisait sombre et j’avais du mal à lire les tranches des volumes qui défilaient sous mes yeux.

M-, Ma-, Mer-… Merlin.

Enfin… l’ Histoire de Merlin, le livre que je cherchais depuis si longtemps.

A côté, un autre volume, plus petit, plus ancien .

Une annexe? Il n’y avait ni titre, ni auteur. Le vieux cuir marron de la couverture était craquelé par le temps et certains morceaux s’effritaient sous mes doigts. Il n’y avait pas d’étiquette.

Mme Liliane savait-elle? Après tout, qu’est-ce que cela aurait changé… Je comptais bien profiter de cette opportunité. Ma  chance, ma découverte, mon nom  pour toujours associé à la découverte d’un texte inédit, inclassable. Mon nom inscrit pour toujours, quelque part.

J’ouvrais le livre. Une feuille de chêne glissa des pages. Décidément, c’était une journée  étrange…

J’aurais dû le refermer, j’aurais dû partir.

Je ramassais la feuille, séchée par le temps. Elle n’avait pourtant perdu ni sa couleur, ni son odeur. Une odeur d’humus se mêlait à celle de la poussière.

Comment était-ce possible ? Qui l’avait mise entre ces pages? et quand ? Les pages jaunies, cornées, étaient les témoins de ce temps passé. Cet ouvrage devait être antérieur au manuscrit que je cherchais. Quelle découverte ! Page après page, je voyais  des mots, des symboles inconnus noircir le papier. J’avais presque tout lu concernant l’Enchanteur mais je ne reconnaissais pas ces runes, ces oghams, ces vers en Latin. Les paragraphes se succédaient tantôt alignés, tantôt écrits à la va-vite, de côté, dans la marge. Croquis de plantes, dessins de constellations, esquisses d’animaux de la forêt. Mesures et corrections dans la marge. Alchimiste ou magicien, l’auteur semblait expert dans sa matière.

Proteus Figura, pour changer de visage.
Futura Ostendo, pour révéler l’avenir.
Rocca Levetare, pour que les pierres prennent vie.

Étrange! Ces sorts avaient tous été utilisés par Merlin. L’Enchanteur avait permis à Uther Pendragon de prendre les traits du Duc Gorlois pour rejoindre le lit d’Ygerne dont le roi était fou amoureux. Les pierres qui se déplacent seules étaient venues d’Irlande sous les ordres du magicien pour célébrer le courage des Bretons qui avaient combattus vaillamment dans la prairie anglaise. Ce qu’on appelle Stonehenge était en fait une sépulture , un tombeau à ciel ouvert, un lieu pour se souvenir de la folie et du courage des hommes.

Sur la page d’en face, une silhouette, un homme, debout face à un cercle de pierres… Stonehenge ! Cheveux et barbe gris, longue tunique et bâton de bois dans la main droite, le front ceint de feuilles de chênes, les bras levés au ciel dans un appel aux forces de la nature. Merlin.
Ce vieux livre, ce grimoire, qui en était l’auteur? Était-ce l’Enchanteur lui-même ?

C’était impossible, Merlin était un mythe, une histoire.

J’étais peut-être le premier à avoir ouvert cet ouvrage depuis des siècles. Je le feuilletais frénétiquement.. Enfin, sur la dernière page, une signature, un nom « Myrdhin » et un symbole, un  merle blanc, en dessous il y avait une date : 547.

Tout concordait parfaitement, toutes les pièces du puzzle étaient réunies, ici, entre mes mains.

J’aurais voulu emmener le grimoire, loin d’ici, à l’air libre. Je n’en aurais parlé à personne. Je comprenais désormais pourquoi Madame Liliane en interdisait l’accès. Il s ‘agissait peut-être du grimoire écrit de la main de Merlin lui-même. Il était bien réel, je le tenais entre mes doigts. Merlin avait existé, j’en étais dès lors persuadé. J’apercevais la vérité à travers ces feuilles de papiers millénaires.

Le mythe était devenu histoire, l’histoire un mythe.

Merlin, Merlinus, Marzhin, ou quel que soit son nom, avait existé, vécu et officié auprès des Rois de Bretagne. Le Roi Arthur et ses chevaliers ? Une vérité ?

Peu importe, je voulais désormais l’annoncer au monde entier, le crier à la face de ce monde:  Merlin a existé, Merlin existe !

Je refermais le grimoire, sous le choc d’une telle découverte.

Je l’ouvrais à nouveau, pour m’assurer que ce n’était pas un rêve, que tout ceci était bien réel. Je n’aurais pas dû le rouvrir, j’aurais dû m’enfuir mais je ne savais pas encore à quel point j’avais raison…

Des cartes de Bretagne, de la Grande et de la Petite, des croquis d’une grande table, ronde comme le soleil, et un dessin de la forêt de Brocéliande : ses chênes, ses ruisseaux, ses étangs, Le Val sans Retour, la Fontaine de Barenton…

Et un endroit marqué d’une croix. Là-haut. Au plus profond de la forêt. L’Hostié de Viviane.

C’était là que la fée avait enfermé Merlin.  Une prison d’air, invisible, sous les aubépines.

Elle se tenait là, debout à la dernière page : un dessin, une jeune femme aux cheveux argentés, toute vêtue de vert, une chouette sur l’épaule. Viviane.

Drôle de petit bout de femme… si fragile et pourtant si puissante !

Certains disent qu’elle avait enfermé son amant pour le garder pour toujours auprès d’elle. Elle devait tuer son maître en lui prouvant qu’elle était plus forte que lui et ainsi gagner un amant. Mais je savais maintenant qu’ils se trompaient.

J’observais son visage et son sourire me glaça le sang.

Je reconnus les traits malgré leur jeunesse, les longs cheveux blancs, la chouette, la robe verte…. le portrait de Madame Liliane, la bibliothécaire !

Il était trop tard…
Brusquement apparurent sur la page jaunie des lettres de feu, des mots brûlant la surface du papier tout autour de la fée, à ses côtés se tenait Merlin, les bras levés vers le ciel…

Il n’était plus devant Stonehenge mais là devant moi, à côté de Viviane, de Liliane, sur la page que j’avais sous les yeux! Le dessin avait pris vie.

Puis, j’entendis une voix, venue du fond des âges…

Toi qui lis ces pages
Entends la voix du Mage
Sans laisser de trace,
Tu prendras ma place
Dans la prison d’air  de la fée
Tu seras enfermé
Car tel est mon souhait
Moi, Merlin
Je te choisis pour suivre
mon destin…

Ensuite, le vide, le néant…Où étais-je ?

J’étais aveuglé par une lumière blanche, un bruit assourdissant envahissait mes tympans tandis que ma conscience luttait pour faire sens de ce qui m’arrivait : le bruit du vent, des bourrasques, la tempête.

Où étais-je ? Étais-je mort ?

Au paradis ? Ou en enfer ?

Non, je voyais !

Le blanc faisait doucement place au vert, au marron, au gris et au bleu:  des arbres, des rochers, le ciel, le soleil.

MARGAUX !

Toutes mes pensées convergeaient vers elle à ce moment précis. Je ne voyais plus qu’elle. Je me raccrochais à son visage, à ses yeux, à son sourire. Où était-elle ? Allais-je la revoir ? Margaux …

Cet endroit m’était  de plus en plus familier. Je me souvins de ma visite guidée dans la forêt au printemps dernier, j’y étais allé avec elle. Margaux, mon amour, mon ennemie. Nous étions si différents elle et moi. Elle était si impulsive, si passionnée. Aucun homme ne pouvait lui résister. J’étais tombée sous son charme mais notre histoire était condamnée. Elle ne savait pas aimer, elle voulait posséder, enfermer et j’avais un autre amour : mon travail, mes livres et Merlin. Je lui ai résisté mais à quel prix…. j’aurais dû la suivre, j’aurais pu être loin d’ici, loin de cette prison d’air !

Une prison, ma cellule invisible.

Car ici, au cœur de Brocéliande, personne ne me voit, ni ne m’entend.

Mais moi, je vois.

Moi, j’entends…

Des amoureux s’embrassant près de cette prison d’amour comme ils l’appellent. Des touristes se prenant en photo là devant ma cage, sans savoir. Des étrangers venus de loin, des mystiques, des sourciers, des archéologues, des sceptiques. J’ai vu mille visages, entendu mille langues.

Mais nul ne peut me voir, ni m’entendre.

Les anciens du village eux savent et disent qu’on entend la voix du prisonnier de l’Hostié à une seule occasion: quand le vent du Nord souffle en Brocéliande. Mais ce n’est pas Merlin qui hurle, effrayé, seul, derrière cette paroi d’air impénétrable.

Ce n’est pas Merlin qui est dans ce tombeau…

C’est moi.

Merlin savait ce que Viviane préparait puisqu’il lui avait suggéré l’idée.

Disparaître, survivre, ailleurs.

Arthur allait mourir, le royaume de Camelot allait être détruit, le Graal avait été perdu pour toujours.

Merlin l’avait vu. Merlin savait.

Il fallait disparaître, sans laisser de trace. Il survécut ainsi durant des siècles auprès de Viviane. Mais l’Enchanteur est mortel et l’immortalité a un prix. Ce prix est celui d’une autre vie.

Quelqu’un doit prendre la place du magicien dans cette prison invisible où l’air n’est que vide, où l’on disparaît, cessant d’exister aux yeux du monde, se vidant de son essence, de ses espoirs, de sa raison… lentement tandis que Merlin et Viviane survivent ailleurs, dehors. Viviane m’avait piégé. Elle connaissait mon point faible : Je voulais savoir, connaître comme elle les secrets des grimoires anciens. Je n’aurais jamais pensé qu’un livre signerait ma perte, qu’un livre me priverait de ma liberté, de mon identité.

Depuis des siècles, les hommes se succèdent ici, seuls et oubliés. Ils disparaissent sans laisser de trace pour que lui puisse survivre.

C’est là le dernier enchantement de Merlin.

Il existe pourtant un moyen de sortir d’ici, l’unique moyen. Margaux me l’avait soufflé un jour à l’oreille en souriant : si j’aimais tant Merlin, c’est parce que j’étais aussi rusé que lui.

Le vent du Nord souffle en Brocéliande aujourd’hui. Aujourd’hui, c’est votre tour …

 

Toi qui lis ce fragment
Entends la voix d’Erevent…