Vladimir et Mina étaient tellement amoureux qu’on les voyait le plus souvent ensemble, toujours l’un près de l’autre. Pour les appeler, on disait : « Vladimina ». En fait, ils se connaissaient depuis le lycée. En ce temps-là, ils se trouvaient juste dans le même cercle d’amis. Le hasard avait fait que, quelques années plus tard, ils s’étaient retrouvés à des postes similaires dans la même entreprise, en Roumanie. C’était une entreprise de pièces pour volets roulants. Ils avaient été choisis pour perfectionner les automatismes, la mode étant à la domotique. Vladimir concevait les systèmes informatiques et Mina veillait à leur bonne application dans les différentes étapes de la fabrication. Et jour après jour, les liens s’étaient créés. L’amitié était née petit à petit.
Ce qui les avait au départ rapprochés, c’était de se retrouver dans ce pays, loin de leur famille. Alors, ils avaient formé un petit groupe de collègues plus ou moins dans la même situation. Les beaux jours venant, le jeune groupe s’octroyait de belles pauses le midi en profitant du parc situé non loin de là. Ils prenaient chacun de quoi s’offrir un appétissant pique-nique et croquaient gaiement dans leurs sandwichs sous les chauds rayons du soleil. A leur grand étonnement, Vladimir et Mina s’étaient préparé les mêmes garnitures : jambon – emmental – cornichon et feuille de salade dans un pain tartiné de mayonnaise. A cette évocation, Mina affichait encore un sourire radieux. Progressivement, Mina et Vladimir se sont aussi retrouvés en dehors du groupe. Et, aujourd’hui, ils habitaient le même appartement. Vladimir adorait dire : « notre sweet home ».
Puis vint le temps où ils ont voulu officialiser leur union par un mariage plus que par un surnom… A la mairie, on leur avait conseillé un certificat prénuptial établi par un médecin. Et les yeux de Vladimir s’étaient assombris. De retour à leur « Sweet home », il s’était mis à pleurer amèrement.
— Vlad, explique-moi, parle !… Parle !…
— Oh, Mina ! J’ai peur !… J’ai peur !!
— Peur ? Mais, de quoi ?…
Vladimir lui avait alors expliqué qu’avant d’arriver en Roumanie, il avait eu des rapports sexuels sans se protéger : « Quand j’étais en France, je me sentais jeune et invincible… Je pensais que rien ne pouvait m’atteindre… », « A présent, j’ai compris ma bêtise : j’utilise des préservatifs, mais… Je me demande souvent si je suis… Infecté…». Mina l’avait rassuré en lui proposant de passer le test en même temps. Faire ce test de dépistage en même temps les avait alors encore plus rapprochés. La semaine suivante avait ainsi oscillé entre inquiétude et espérance mais leur avait surtout apporté confiance l’un envers l’autre.
A la lecture des résultats des analyses, le regard de Mina s’était illuminé : le médecin avait tout de suite annoncé à Vladimir qu’il était négatif. Elle se sentait heureuse pour lui, c’était la fin de ses angoisses. Il y eut ensuite un silence pesant. Le docteur hésita et ajouta qu’il se souciait davantage de Mina. Son sang révélait une anomalie inconnue :
— Je suis navré, les examens sont formels, vous êtes atteinte d’un mal incurable.
Ils paraissaient tous les deux perdus… Tout leur passé commun leur revenait en mémoire et s’anéantissait sous leurs yeux. La jeune fille réfléchissait à cent à l’heure.
— D’où me vient cette anomalie ?
— Tout ce que nous savons pour l’instant, c’est que vous êtes en train de vous anémier : c’est comme si vous perdiez continuellement du sang… J’ai pensé vous supplémenter en fer par injection intramusculaire mais je doute un peu de la réussite d’une telle prescription.
A ces mots, Mina s’était évanouie. Quand elle se réveilla, trois jours avaient passé. Elle était allongée dans un lit d’hôpital. Vladimir était resté à son chevet et lui tenait la main.
— Ah, Mina chérie, tu es avec nous, je te pensais perdue à jamais…
— Vlad, je suis fatiguée… J’ai mal à la tête…
— Tu as eu une transfusion ce matin mais le médecin pense que ton système immunitaire fonctionne de plus en plus mal… Il ne sait comment te remettre sur pieds…
— C’n’est pas juste ! Pourquoi ça nous arrive maintenant ?!
Quelque temps plus tard, Vladimir avait réussi à faire sortir Mina de l’hôpital pour regagner ensemble leur Sweet home.
— Votre amie est mourante, avec ces ordonnances pour des intramusculaires et l’affection des siens, elle pourra retrouver la force de ne pas se laisser aller vers l’issue fatale…
Petit à petit, cependant, Mina maigrissait et commençait à souffrir. Elle se savait condamnée. Vladimir faiblissait aussi. Sans la chaleur de leur relation, la vie n’avait plus le même attrait. Les collègues venaient tristement les réconforter, s’apitoyant sur leurs sorts respectifs.
— Je suis désespéré, je pensais continuer ma vie avec Mina… Et… Elle s’étiole, je la vois s’en aller de jour en jour… sans moi.
— Ecoute Vladimir, les gens à l’usine aiment beaucoup Mina et ils ont parlé d’un docteur. Attends, j’ai son nom sur un papier… Voilà, c’est le DOCTEUR FAUST. Il aurait un remède pour ce genre de maladie.
— Oh, tu sais, après la supplémentation en fer, on a essayé de nombreuses recettes pour lui redonner de l’appétit et même des amphétamines pour la doper un peu… Nous perdons quand même espoir… Elle a toujours ses migraines qui la minent…
— Le Dr Faust serait… A part. Il vit au fin fond de la Transylvanie, au pied des Carpates, parce que ses méthodes ne plaisent pas à tout le monde. Mais, en désespoir de cause, c’est toujours vers lui que se tournent les Roumains. Je te laisse le papier avec son adresse… tu n’as qu’à regarder sur internet ce que tu lis à son sujet. A l’entreprise, on est tous avec vous, pensez-y.
Le lendemain, les visiteurs trouvèrent porte close. Le couple avait quitté leur Sweet home pour une destination inconnue.
— Buna seara, doctor.
Un homme petit à l’allure solide et au visage rougeaud leur avait ouvert la porte. Ses grands yeux verts scintillaient dans la pénombre. Il arborait une longue moustache broussailleuse qui rendait ses joues plus sombres. Sa légère chevelure, d’un noir de jais, ondulait sur ses larges épaules. La première impression s’avérait terrible.
— Je vous en prie, appelez-moi Dimitri, dit-il avec un léger accent. J’ai été prévenu de votre visite… Et puis vous pouvez parler en français, je comprendrais.
Non sans inquiétude, Vladimir emmena Mina à l’intérieur de la sinistre demeure aux allures de manoir hanté. Ils installèrent la malade sur le canapé puis le Dr Faust attisa le feu afin de réchauffer la pièce. Leurs ombres dansaient sur les murs. Il alluma également les candélabres disposés sur la cheminée et s’éloigna de cette source de lumière de manière imperceptible, comme s’il glissait involontairement vers l’obscurité. Des jeux de lumière passaient sur leurs visages et le regard émeraude du docteur, tel des yeux de chats, semblait transpercer la nuit.
Dimitri Faust s’approcha de la jeune fille et dit d’une voix caverneuse : « Je connais le mal qui ronge votre amie. D’autres que vous sont déjà venus me voir avec le même espoir au fond de leur âme… Je reconnais toutefois que je n’ai jamais ressenti un amour si fort entre deux êtres ainsi qu’une peine si douloureuse …. ». Sa voix se radoucit et il ajouta : « Voilà, ce que je vais vous proposer, jusqu’à présent, peu de personnes ont eu le courage de l’accepter tant les conséquences sont effrayantes… Mais nous allons en discuter autour d’une tasse de cafea, n’est-ce pas ? »
Le médecin s’éloigna, probablement vers la cuisine. Vladimir eut la subite révélation de ce qu’il était venu faire. Mina ne serait ni plus ni moins qu’un cobaye entre les mains pataudes de ce charlatan. Il eut envie de s’enfuir très vite, très loin de cet affreux petit château et de cet homme étrange. Pourtant, il fallait bien trouver quelque chose pour sauver Mina. Ils ne pouvaient se quitter ni maintenant, ni jamais…
— Je lis votre angoisse sur votre visage, n’ayez aucune inquiétude : vous serez tous les deux libres comme l’air, que ma proposition vous convienne ou pas. Voici le cafea.
Sur un plateau d’argent étaient posées deux tasses de café noir.
— Mersi, Medic.
Vladimir avait le bout des doigts gelés par le stress. Il tenta de se calmer en serrant frileusement sa tasse. Ses pensées se perdaient dans la fumée qui se dégageait du café.
— Bon, si j’administre à votre amie mon sang spécial, elle pourra survivre.
— On a déjà transfusé Mina à l’hôpital et ça a été en pure perte !
— Je vous parle d’un sang particulier, capable de réveiller un mort, répondit-il avec sa grosse voix.
Vladimir but rapidement une grosse gorgée de café, cette révélation l’effrayait beaucoup.
Il chercha secours dans la main de Mina. Elle s’éveilla doucement, elle semblait apaisée.
— J’ai fait un rêve surprenant : je survolais les Carpates vers les étoiles et je me sentais heureuse. Quelle sensation étrange !
— Oh, ma Mina chérie, nous sommes chez un ami qui peut t’aider.
— Je sais qu’il peut me sauver, je le sens.
Dimitri lui décocha un sourire qui dévoila ses grandes dents blanches. Vladimir n’était pas encore tout à fait rassuré mais il avait confiance en la perception de Mina.
— Chère amie, je suis le Dr Faust. Si vous acceptez ma proposition, je vous montrerai mon secret.
— Dans mon rêve, vous m’expliquiez déjà que vous transfusiez à vos patients un sang mystérieux qui permet de vivre la nuit ou bien dans le noir…
— Bien, qu’en pensez-vous ?
— Peu m’importe les conditions : ce que je veux, c’est rester auprès de Vlad !
Celui-ci lui étreignit la main.
— Même à ce prix-là ? En ne vivant que dans des lieux sombres ?
Les deux amoureux s’interrogeaient du regard : se sentaient-ils prêts à franchir le pas ? Leurs lèvres s’allongèrent en signe d’acquiescement, ils étaient d’accord pour cette dernière tentative. En resserrant leurs doigts, ils opinèrent du chef.
— Je vais donc vous dévoiler mon grand secret. Suivez-moi.
Mina essaya de se lever, elle restait faible. Elle ne parvint qu’à péniblement s’asseoir, maladroitement aidée par Vladimir, ému de ce nouveau rebondissement.
— Vlad, je crois en toi et j’ai foi en ce docteur. Vas-y sans moi.
— Appelez-moi Dimitri, chère demoiselle… Servez-vous en café, ça vous fera le plus grand bien.
— Merci Dimitri… Vas-y sans moi, Vlad. Je sais qu’il n’y a rien à craindre.
Vladimir l’embrassa. « VLADIMINA pour toujours ! », lui murmura-t-il.
Et il suivit Dimitri Faust à l’arrière de la maison. Derrière la porte, il découvrit un jardin mal entretenu au pied d’une montagne. La lune blafarde éclairait mal. Ils traversèrent les broussailles en empruntant un chemin de terre et ils pénétrèrent dans une fissure de la roche. Vladimir serra les poings, il était prêt à toute éventualité pour ne pas se retrouver prisonnier d’un expérimentateur un peu fou. Le Dr Faust sembla sentir son désarroi et se retourna de manière abrupte pour lui affirmer : « La seule chose que vous risquez, c’est de glisser, si vous ne regardez pas où vous posez vos pieds ! » et il lui signala une flaque d’eau. Vladimir sourit béatement et relâcha la tension qui l’habitait. Il songea à son amie : « Il n’y a rien à craindre » lui avait-elle soufflé, il reprit courage.
— Nous sommes arrivés au fond, observez la voûte !
Vladimir avait beau scruter le plafond, ses yeux ne parvenaient pas à sonder les ténèbres. Dimitri jeta alors un caillou en l’air. Aussitôt, on entendit des cris stridents, puis Vlad perçut des mouvements, des frottements d’ailes autour de lui. En tentant d’accoutumer ses yeux au manque de clarté, il remarqua une sorte de cendre au sol. Il comprit soudainement qu’il s’agissait là de guano et qu’il se trouvait donc en présence de chauves-souris ! Toute une colonie de chauves-souris ! Il en tomba littéralement à la renverse ! « Je vous avais dit de regarder où vous marchiez ! », gloussa Dimitri. Il l’aida à se relever en lui expliquant que le sang mystérieux provenait de ces « fantastiques petits mammifères volants ».
— J’ai une fois été mordu par l’une d’entre elles. Ça m’a rendu très malade, j’ai subi fièvre, suées, délires pendant plus d’une semaine. J’ai cru que j’allais y rester. Jusqu’au jour où mon corps s’est créé lui-même un antidote… j’ai survécu à la morsure parce que mon propre sang s’est transformé. C’est pourquoi, comme la chauve-souris, je ne vis véritablement que le soir : la lumière du jour me rend aveugle… A présent, cette faculté de survivre, je voudrais l’offrir à ceux qui souffrent de maux incurables… Je peux sauver Mina !
— Mais elle ne sera donc plus que l’ombre d’elle-même, un être hybride !
— A vrai dire, elle sera comme un oiseau de nuit : en pleine forme le soir et fatiguée la journée.
— Et elle ne supportera plus la lumière ! S’énerva Vlad.
— Comme d’autres craignent les brûlures du soleil, renchérit posément Dimitri.
— Et moi, comment pourrais-je vivre à ses côtés ? Même si je prends un travail de nuit et change mon rythme de vie, il restera toujours les week-ends… Ce sera adieu les vacances, les pique-niques au soleil ?!
Le doux souvenir de leurs sandwichs communs dans le parc près de l’usine lui porta un coup au cœur.
— Non, je veux la garder vivante auprès de moi, être Vladimina et non pas finir mon existence avec une mutante à mi-temps !
— Je vous garantis que cette destinée est possible : j’en suis la preuve vivante !
— Je vous crois, cependant, j’ai peur d’y perdre notre amour…
— Je vous le concède, le choix est difficile : laisser mourir la femme de votre vie ou la sauver en sachant qu’elle ne sera plus jamais la même… ricana-t-il en lissant sa moustache.
— Vous avez raison, je ne peux pas la laisser mourir. Mais je ne peux pas non plus vivre à côté d’un fantôme de nuit ! Observa-t-il.
Le docteur s’inquiéta : « Ecoutez, le temps presse pour votre amie, je vous emmène tous les deux à mon hôpital, vous vous déciderez en route. »
En sortant de la grotte, le Dr Faust pointa du doigt un bâtiment à gauche du jardinet, il s’agissait de son hôpital. « Malheureusement, j’ai bien peur que Mina ne supporte un nouveau voyage, si bref soit-il. Je vais installer le nécessaire pour cette intervention dans mon cabinet. » Vladimir, songeur, le suivit mécaniquement, sans réfléchir. Puis il eut un déclic en voyant le docteur s’affairer :
— Je sais ce qu’il faut faire : je me fais transfuser aussi, comme ça nous serons ensemble ! Avez-vous suffisamment de stock de sang ici ?
— En effet, ça serait faisable… Alors, s’il vous plaît, ne perdons pas une minute. Le temps est compté pour mademoiselle. Allongez-vous vite ici, sur cette table. »
Après une légère hésitation, le Dr Faust insista :
— Je commence donc votre transfusion et je ramène Mina ici pour la transfuser également, c’est bien ça ?
— Oui, effectivement, docteur, répondit-il d’un ton décidé.
Dimitri sembla sourire intérieurement, il démarra la transfusion de Vlad. Ensuite, il poussa un fauteuil roulant vers le salon afin d’amener Mina vers Vladimir et leur nouvelle vie.
Quand il arriva auprès de la jeune femme, elle avait un souffle court et paraissait plus frêle encore. Tandis qu’il la transférait de fauteuil, sa tête retomba en avant et elle hoqueta. « Trop tard », songea-t-il. Malgré tout, il repartit vers son cabinet. Depuis sa table, Vladimir les aperçut. Il lui lança :
— Mina chérie, je prends aussi de ce sang providentiel, nous allons rester ensemble !
— Je crains que ce ne soit déjà la fin pour votre amie…, déclara le docteur en approchant le fauteuil de Vladimir.
— NON ! cria-t-il, ne me dites pas que tout ça n’a servi à rien !
De sa main libre, il chercha celle de Mina. Elle était fraîche.
— Docteur ! Je n’ai pas envie de vivre avec ce sang sans elle ! Faites quelque chose !
Alors que le goutte à goutte de Vladimir continuait, le Dr Faust examina rapidement Mina.
— Son corps semble sans vie mais je ressens comme une présence psychique… Je vais essayer de la transfuser quand même.
Avec l’énergie du désespoir, Vladimir supplia : « Sauvez-la ! » et il sombra brusquement dans un demi-sommeil. Dimitri s’activa autour de Mina et bientôt elle reçut elle aussi le sang miraculeux…
… Si vous passez quelques temps dans ce coin perdu de Roumanie, peut-être verrez-vous, vous aussi, les soirs de pleine lune, des ombres furtives près des montagnes. On dit que ces amants entrelacés s’appellent Vladimina…