« Le voyage avait été éreintant, surtout pour Mina. Le bateau nous a d’abord emmenés en France, puis nous avions pris trains et calèches jusqu’à Orvasi, un petit village perdu au cœur de la Roumanie. Un village sordide. Sous son ciel perpétuellement gris se dessinait un dédale de rues étroites, sombres, et vides. Car ce qui frappait le plus dans ce village, c’est l’absence totale de vie. Les rues étaient désertes. Pas même un chat ou un rat volant les restes d’un repas. Rien.
J’avais eu beaucoup de mal à convaincre Mina de faire ce voyage. En la regardant, si faible dans ce paysage morbide, je m’en suis d’ailleurs voulu. Si j’avais su ce qui allait se produire, jamais je ne l’aurais forcée à partir.
Mais voilà, le docteur Harker avait été clair : il n’y avait qu’un espoir de guérir la femme que j’aimais plus que tout, et cet espoir se trouvait ici, au pied des montagnes de Transylvanie.
Un an auparavant, Mina avait contracté une étrange maladie. Depuis elle perdait toutes forces et dormait toute la journée. Elle dépérissait à vue d’œil. J’avais tout essayé pour la sauver : les médecins, les prières, et même les séances de spiritisme ! Sans aucune amélioration. De jour en jour, mon aimée pâlissait, maigrissait. Quand je la regardais dormir, j’avais parfois l’impression de la voir morte, étendue sur son lit en attendant qu’un prêtre vienne prendre soin de son âme.
Alors, quand le docteur Harker a évoqué cette solution, je n’ai pas hésité un seul instant. Si il existait une chance, même infime, de sauver Mina, il était hors de question que je passe à côté. Même si j’y laissais tout ce que j’avais. Même si ce voyage ne pouvait que l’affaiblir. Il fallait que j’essaie de la sauver. Cette décision fut la plus grande erreur de ma vie.
Le docteur Harker était en correspondance avec un médecin allemand exilé en Roumanie, le docteur Faust. D’après Harker, son confrère avait mis au point un nouveau traitement qui aurait de grande chance de guérir Mina. Mais ce dernier ne pouvait venir en Angleterre, il fallait donc que nous allions à lui. Aussi notre docteur eut-il l’extrême gentillesse de me mettre en relation avec cet homme, qui consentit à aider mon épouse.
« Avant tout, sachez que cette intervention ne sera pas sans risque. Pour traiter votre femme, je vais devoir lui injecter du sang, prélevé sur un autre humain. Bien que les chances de réussite soient très grandes, les effets secondaires peuvent se révéler très gênants. Il est plus que probable que Mme Helsing soit gênée par la lumière du jour, notamment.
Cependant, si vous êtes absolument certain que ce traitement est celui de la dernière chance, je ne vous dirais qu’une chose : Monsieur Helsing, n’hésitez plus un instant !
Bien à vous
Docteur Faust. »
Voici ce que disait sa dernière lettre, avant que je lui annonce notre arrivée pour le mois d’octobre. J’aurais du y accorder plus d’attention, mais l’espoir de guérir Mina était si grand que j’ai refusé d’entendre les avertissements qu’on me donnait.
Dès notre arrivée, Mina et moi sommes allés à la clinique du village. Le docteur Faust avait installé ses quartiers dans un ancien hospice religieux qui faisait froid dans le dos. Les pierres de ce haut bâtiment avaient probablement fait un jour le charme de ce village, mais la couche de saleté grisâtre qui les recouvrait aujourd’hui lui donnait un aspect lugubre. Les sculptures brisées qui l’ornaient ressemblaient à des gargouilles tordues de douleur.
– Je n’aime pas cet endroit Vladimir, me dit Mina
– Enfin ! Regarde comme ces gargouilles ont l’air accueillantes ! Dis-je, espérant qu’un peu d’humour la ferait sourire.
– Tout ici semble mort, je ne vois pas comment quelqu’un peut guérir dans un endroit pareil.
– Je sais ma chérie, mais selon Harker, le docteur Faust est vraiment un génie. Je n’ai pas bien compris de quoi il retourne, mais son traitement est à base de sang. Apparemment, ses pratiques ne font pas l’unanimité chez ses collègues, c’est pour ça qu’il s’est réfugié en Roumanie.
– C’est tout à fait cela ! Annonça une voix grave et puissante.
En face de nous, se dressait un homme de haute stature, dont les cheveux poivre et sel trahissaient l’approche de la cinquantaine, malgré un visage qui paraissait à peine la trentaine. Avec un sourire radieux, il nous invita à rejoindre son « bureau », une pièce aux murs recouverts de dessins anatomiques. La seule touche personnelle de ce lieu trônait sur une étagère : un minuscule portrait d’une jeune fille, sur lequel le nom de Marguerite était écrit.
– Je ne vous attendais pas aussi tôt dans le mois, Monsieur Helsing. Vous avez fait bon voyage ? Nous demanda le médecin
– Long. Très long.
– Et fatiguant, ajouta Mina. Surtout pour arriver jusqu’à ce village. Vous avez choisi un lieu bien loin du monde Monsieur.
– Pour tout dire, Madame, c’est ce lieu qui m’a choisi. Lorsqu’on m’a signifié que je n’étais plus le bienvenu chez moi, je suis parti sans savoir où aller, et mes pas, ou autre chose, m’ont guidé jusqu’ici.
– Serait-il impoli de vous demander la raison de votre exil ? Questionnais-je à mon tour.
– Eh bien, hésita Faust, comme il s’agit des raisons qui vous poussent à me rencontrer, il est légitime que vous connaissiez l’histoire dans son ensemble. Voyez-vous, mes travaux se basent sur l’utilisation du sang humain pour guérir des maladies. Bien que cela soit aujourd’hui courant dans d’autres pays, quand j’ai mis au point cette technique, en Allemagne cela a fait scandale. Certains ont même dit que j’avais dû vendre mon âme au diable !
– Je ne connaissais pas l’Allemagne aussi religieuse.
– Vivre là-bas, c’était comme vivre à une autre époque monsieur Helsing. Heureusement, le XIX° siècle et sa science ne choquent personne ici ! Sinon, comment se porte ce bon docteur Harker ?
Après un échange de banalités et un rapide examen de Mina, le docteur Faust nous demanda où nous étions descendus. Question qui nous surpris car le village ne comptait qu’une unique auberge. « Ah non ! Ça ne peut pas vous convenir, il y a trop de courants d’air. Dans l’état où vous êtes Madame, je refuse que vous passiez ne serait-ce qu’une nuit là-bas. Venez donc chez moi, je vis seul et j’ai tant de place ! » Le docteur paraissait si sympathique que nous nous sommes laissés convaincre sans effort.
Le manoir de Faust surplombait une vaste propriété. Les jardins s’étendaient à perte de vue. Le seul obstacle sur lequel butait le regard était une petite crypte. Alors que l’herbe était d’un vert profond, rien ne semblait vouloir pousser autour de ce bâtiment.
Le repas fut des plus délicieux, même si Mina, épuisée par cette longue journée, n’y toucha presque pas. Elle partit se coucher rapidement, et sombra dans un sommeil profond. Mon hôte s’excusa et se retira après m’avoir offert un verre de brandy au coin du feu. Je montai rejoindre Mina, mais malgré tous mes efforts, je ne parvins pas à m’endormir. L’impatience et la crainte me maintenaient éveillé. Aussi décidai-je de sortir quelques minutes dans le jardin, espérant que le grand air me ferait le plus grand bien.
Les nuits d’octobre sont froides en Roumanie. Je marchai rapidement pour me réchauffer, et, sans que je m’en rende compte, mes pas me menèrent près de la crypte. Des sons en sortaient, gémissements d’outre-tombe à vous glacer le sang. « Du vent », pensais-je, plus pour me rassurer qu’autre chose.
Mais alors que je retournais vers le manoir, je crus voir une silhouette sortir de la crypte. Ne trouvant personne autour de la demeure, je me dis que la fatigue me jouait des tours, et rentrai sans plus y penser. Si nous étions partis à ce moment, rien ne serait arrivé.
Le lendemain, le docteur Faust emmena Mina très tôt à sa clinique. Il revint seul, dans l’après-midi.
– Comment va-t-elle ? Le questionnais-je
– Bien, ne vous inquiétez pas. Par contre, elle dort. Une infirmière veille sur elle, je retournerai la chercher plus tard dans la journée.
– Expliquez-moi, que lui avez-vous fait ?
– Comme je vous le disais hier, une transfusion. Mais asseyez-vous donc, Vladimir. Il faut que je vous parle des effets secondaires. Le sang que j’utilise est du sang d’humain, mais d’un type particulier. Dans le folklore de la région, certaines personnes sont appelées « Vampires ». Des tas de légendes odieuses courent sur leur sort. On les dit mangeurs d’enfants, buveurs de sang, mais il n’en est rien. Par contre, ces personnes souffrent d’une allergie à la lumière qui peut les rendre très irritables. Cependant leur sang a de merveilleuses propriétés. C’est ce sang que j’ai utilisé pour soigner votre épouse.
– Mina sera donc allergique à la lumière ?
– Je ne peux pas l’affirmer, mais c’est possible. Le plus probable, c’est que le sang que je lui ai injecté provoque une gêne, mais rien de plus. Après tout, Mina n’a pas reçu beaucoup de sang.
– Et elle sera guérie ? Plus de langueur ? Plus de fièvre ? Plus de nuit à vérifier qu’elle respire ?
– Normalement, tout ira bien. Mais si cela vous rassure, restez ici encore quelques nuits, au lieu de retourner à l’auberge. Ainsi je pourrai veiller sur votre femme.
Naturellement, j’acceptai la proposition. En fin d’après midi, le docteur partit chercher Mina. Sa voiture n’ayant de places que pour deux personnes, je restai au manoir. Je passais le temps en visitant les nombreuses pièces. Dans une bibliothèque étaient stockés de nombreux ouvrages sur les vampires dont m’avait parlé le docteur Faust. J’y appris que le folklore les voyait comme des morts revenus sur terre, ayant vendu leur âme au diable, et qui survivaient en buvant le sang des êtres humains. Parfois, leurs victimes devenaient vampires à leur tour.
Je ris des ces histoires absurdes, et m’apprêtai à quitter cette pièce quand mon regard fut attiré par un grand portrait sur le mur. Un homme ressemblant comme un père au docteur Faust me regardait depuis le tableau. Grand et imposant, il était terrifiant. Le cartouche en bas du cadre indiquait « Seigneur Dracula, prince de Transylvanie ».
Surpris qu’un parent du docteur ait vécu ici des années auparavant, je me remis à fouiller dans la bibliothèque. Dans un vieil ouvrage, j’appris que ce prince était considéré par beaucoup comme le premier des vampires. Assassin cruel et prince tyrannique, il avait disparu sans laisser de traces en l’an 1476.
Soudain, un bruit attira mon attention. Seul dans ce manoir sombre, je ne faisais pas le fier. Dans la pénombre, les histoires de vampires me paraissaient soudain beaucoup plus crédibles. Je m’attendais à voir ce Dracula surgir à tout moment. À pas de loups, j’attrapai un lourd chandelier, prêt à m’en servir comme massue. Dans le couloir, des pas approchaient, lentement. Bientôt, le rythme de mon cœur se cala sur celui des pas, de plus en plus proches.
M’armant du peu de courage qui me restait, je bondis dans le couloir, voulant surprendre mon agresseur.
– Vladimir, dieu du ciel que fais-tu? Pose ce chandelier avant de blesser quelqu’un !
– Mina ? Comment vas-tu ? Tu te sens mieux ? M’écriais-je en laissant tomber mon arme pour la serrer contre moi.
– Elle va très bien, répondit à sa place le docteur Faust. Mais ne la fatiguons pas, et allons nous asseoir au salon.
Je passai le reste de la soirée avec Mina. Elle paraissait bien mieux, son visage avait repris quelques couleurs, et son sourire était enfin revenu. Seul son regard avait changé, mais je ne le remarquai que plus tard. Les journées défilaient calmement dans la propriété du docteur. Nous nous promenions, discutions. J’étais si heureux d’avoir retrouvé ma Mina que j’en oubliai toutes ces histoires de vampires.
Mes ces fables se rappelèrent bientôt à moi. Trois jours après son traitement, j’entendis Mina hurler dans le jardin. Elle se tordait de douleur, effondrée sur un banc de pierre face à la crypte.
– Mes yeux ! Criait-elle. Je ne vois plus rien !
– Rentrons là vite, m’ordonna le docteur. Elle ne supporte plus la lumière. C’était à prévoir.
Mina venait de faire sa première crise. Après cet incident, elle cessa de sortir. Sa joie la quitta peu à peu. Son teint redevint laiteux. Mais le docteur m’assurait que ce n’était rien qu’un effet secondaire du traitement. Bizarrement, il avait l’air de se réjouir de la tournure des choses. « Ne vous inquiétez pas, me répétait-il, ce n’est qu’une allergie. » Ce fut sa seule explication.
Tout bascula deux jours plus tard. Je me réveillai au milieu de la nuit, et trouvai Mina assise au bord du lit. Elle avait ouvert en grand les fenêtres, et regardait la Lune, une des seules lumières qu’elle supportait encore.
Je la pris par l’épaule, et m’aperçut qu’elle était gelée.
– Mina ? M’inquiétais-je. Tu te sens bien ?
– J’ai soif, vraiment très soif, me dit-elle d’une voix étrange.
– Ne bouge pas, je vais voir ce que je peux faire.
Je voulus descendre à la cuisine, lui trouver de l’eau, mais je n’avais pas compris que ma femme avait soif de sang. Je n’avais même pas franchi la porte qu’elle se jeta sur moi. Ces yeux, qui avaient perdu toute couleur, ne semblaient pas me reconnaître. Son visage était déformé par la douleur, et les deux longues canines qui dépassaient de sa bouche. Canines qu’elle planta dans mon cou.
D’un violent coup de pied je parvins à me dégager de son étreinte. « Mais que fais-tu ? » hurlais-je. Mina ne répondit que par un atroce sourire. Son visage blanc était maculé de sang, de MON sang. Elle me regardait comme un prédateur prêt à bondir sur une proie prise au piège. Cette femme n’avait plus rien de ma Mina.
Tout ce raffut attira le docteur Faust. Celui-ci éclata de rire en apercevant Mina. Il s’avança vers elle sans appréhension, et lui tendit son bras. « Ma femme » se jeta avidement dessus et en extirpa la plus petite goutte de sang. Faust riait toujours de bon cœur, répétant sans cesse « J’ai réussi, j’ai réussi! Je pourrais bientôt le réveiller ! ». Je ne sais si la peur me faisait voir ce qui n’existait pas, mais à cet instant j’aurais juré voir ses yeux blanchir et ses dents pousser. J’avais l’impression de me trouver en face de Dracula lui-même.
Effrayé, je me suis mis à courir et ai réussi à me réfugier dans la bibliothèque. Au son qui arrive dans le couloir, je suis sûre que Mina entrera ici dans un instant. Je dois me résoudre à l’évidence, aussi impensable qu’elle soit : ma femme est un vampire. Et je suppose que le docteur Faust aussi, quoiqu’il supporte très bien le soleil. Je suis presque sûr désormais que c’est lui que j’ai vu sortir de la crypte en pleine nuit. Je n’ose même pas imaginer qui se trouve là-bas, mais le portrait qui me toise depuis le mur me laisse croire que son illustre ancêtre « vit » toujours sur le domaine.
Je me demande bien pourquoi j’ai pris la peine d’écrire tout cela avant de mourir. Sans doute ai-je voulu que… »
Voici, mon cher Doyle, ce que j’ai retrouvé lors de mon voyage en Roumanie, dans le manoir d’un vieil ami de la famille. Il a racheté cet endroit il y a un an, et quand il a vu tous les ouvrages sur les vampires, il a pensé à moi (car c’est un des seuls avec vous à avoir lu mes nouvelles et connaître mon attrait pour ces sujets).
Cette histoire me paraît invraisemblable, mais la tâche de sang qui recouvre le dernier feuillet est bien réelle. C’est à n’y rien comprendre.
Quoi qu’il en soit, je pense qu’il y a là matière à rédiger tout un roman ! Je t’en reparle dès mon retour à Londres.
Amitiés
Bram Stocker
septembre 1895