Le Passager 723
– Passé ? Futur ?
– Passé.
– Événement historique ? Date clé de votre vie ?
– Date clé… dis-je sans réfléchir.
L’employé me tend mon billet « services compris » et un carnet de consignes, « à conserver soigneusement. » précise-t-il d’un ton neutre. Je monte dans le Train avec les autres. Ceux qui viennent d’être tirés au sort pour vivre un moment unique de leur passé. Sans bagage, comme le veut le règlement. Délestée de mon sac à dos qui contient la poignée de petit cailloux – totems, grigris – qui ne me quittent jamais Et… sans billet de retour, mais… ? « N’ayez aucune inquiétude, Madame, me chuchote un inconnu, Le Train revient toujours à son point départ ! »
Le Train est long, il faut plusieurs semaines pour le parcourir ai-je cru comprendre. Tous les voyageurs ne se connaissent pas. Depuis quand roulons-nous ? Nos montres sont arrêtées aux heure et date de notre départ : minuit, 29 février. Des couples se forment puis s’installent dans le wagon des mariages. Wagons d’instruction civique, de mathématiques, de grammaire et d’orthographe. Wagons de musique, de chant, de dessin et de poésie. Wagon du savoir et de la connaissance, les plus éloignés.« Seuls les esprits curieux et éveillés y ont accès » est-il noté dans le carnet des consignes dont les pages sont pliées en accordéon.
Un marchand-des-quatre-saisons-du souvenir s’est installé depuis peu en queue de train. Sans un mot, il remet à chacun quelques photos. Stupéfaction. Interrogations. Je m’isole pour examiner les miennes. Le Train roule au ralenti dans la nuit, c’est vraiment un Train d’hiver qui se rend au bout du monde. Le front contre la vitre embuée je laisse la nuit me laver le cerveau. Puis je disperse les clichés sur mes genoux. Une ville, toujours la même. Un pont soutenu par des piliers de grès et orné d’une procession de statues de pierre et de bronze. Il enjambe un fleuve drainant d’imposants blocs de glace. Je frissonne. Des rues vides, des maisons désaffectées, encombrées de poutres et de gravats, fenêtres brisées, pans de mur où s’accrochent qui un lambeau de papier peint, qui les ressorts d’un sommier éventré, qui la rampe d’un escalier ne menant nulle part. Et enfin, si minuscule que j’ai failli ne pas le voir, le fragment d’une photo couleur sépia d’où se détache le visage d’un homme : la quarantaine, cheveux bruns, tempes dégagées, regard sombre et sourire tendre. Il pose sous un pommier en fleurs. Ce doit être le printemps. Du jeune enfant qu’il semble tenir sur son bras droit on n’aperçoit que la main potelée accrochée au revers de sa chemise claire. Je ne puis me détacher des traits de cet homme. Que j’entrevois soudain dans l’obscurité d’un sous-sol tandis qu’un tourbillon de feuilles arrachées à d’invisibles livres et cahiers bruissent dans ma tête. Mon coeur bat. Je vacille.
***
Certains passagers descendent en cours de route – dans quelle Gare ? – prévenus par l’un des contrôleurs qui passent de temps en temps. Le Train se vide peu à peu. Moi, je vais de compartiment en compartiment au gré de mes envies. Libre comme jamais je ne l’ai été. Parfois je fais une pause au wagon parloir où de rares voyageurs, de moins en moins loquaces, passent leur temps accoudés aux vitres : ils regardent le paysage à peine visible, peu désireux de connaître l’extérieur dirait-on. « A l’intérieur, c’est la sécurité » affirment-ils.
Je les fuis.
Comment ai-je rencontré le passager 723 ? C’est un vieux monsieur assis à la place non rêveur, non fumeur, côté fenêtre, wagon privé – privé d’être ? – défense d’entrée. Ce wagon-là n’existe pour personne, les autres l’ignorent. Ma présence ne semble pas le surprendre. Tatouée dans la peau toute flasque de son poignet gauche, sous la manche retroussée de sa chemise, j’aperçois ce qui doit être sa date de naissance, à peine lisible. Lui, il l’a oubliée. Trop de peau, trop d’os…
– Oh, bredouille-t-il très vite, en m’apercevant, personne ne vient jusqu’ici je… je crois que je m’appelle Josef ou Moshé mais maintenant je suis le passager 723. Je… j’ai vécu à Prague. Je viens de Prague. Je suis violoneux. J’ai joué et dansé à Prague, sur le pont Charles, dans les cafés, dans les salons, dans les cours et sur les places. Aux noces des villages autour de Prague. Je menais le cortège et puis le bal dans ma longue redingote rouge avec ma chemise blanche, mon petit gilet brodé et mon huit reflets. J’accompagnais les acrobates et les saltimbanques. On me donnait des oboles, on m’applaudissait. En ce temps-là, je portais la barbe, j’avais le teint pâle et l’oeil sombre. C’est loin tout ça. Mais Prague n’existe pas me dit-on, Prague n’a jamais existé, je divague, c’est ce qu’on me répète tout le temps mais je n’ai pas inventé Prague, elle est imprimée en moi pour toujours. J’ai tissé avec elle des liens sacrés. Et toi aussi…
– Moi ?
Il insiste :
– Dans la grande maison près de… au bord de…la Vltava.
Un reflet passe dans ses yeux et je revois la ville en paix puis la ville en guerre, la cave où une petite fille qui était moi se cachait à Prague. Des combats et du froid. Elle ne savait plus sourire. Elle n’avait pas le droit de sortir et chapardait des crayons et de la peinture pour dessiner sur les murs. Des forêts, des bateaux dans les forêts. Elle trouvait que c’était joli tous ces bateaux qui n’avaient ja-ja-ja-mais navigués ohé ! ohé ! Elle dessinait des oiseaux, des animaux et des fleurs, surtout des roses autour de son lit. Et elle chantait. Depuis, elle ne supporte plus les ciels noirs, les murs noirs et les grilles. Comme moi.
Josef ou Moshé poursuit :
– Plus tard tu as pu quitter la cave. Mais tu t’es égarée dans le labyrinthe de la ville aux mille tours et mille clochers. Tu guettais les notes de mon violon car elles te rapprochaient de moi. Souviens-toi. Un bruit de roues accompagnait tes pas. Et Prague te livra son coeur au moment où la nuit s’abattait sur elle comme un loup.
– Je me souviens, c’était juste une faille dans le temps, lui dis-je.
Il sourit mais son sourire est triste :
– C’est à ce moment précis que nous nous sommes perdus. Dans cette faille, ce… passage invisible. Et je te cherche depuis. Et tu me cherches sans le savoir. Là où tu vis. Mon violon te guidait. Or je n’ai plus de violon, je n’ai plus d’âme. On dit qu’il y a un wagon musique dans le Train. Je ne l’ai pas trouvé mais je sais que mon âme ne peut pas être là-bas, elle a trop besoin de liberté… comme la tienne, ma petite fille.
Long silence.
– Ce n’est pas facile d’être le passager 723, tu sais. Il a fallu se démener pour être placé côté fenêtre, négocier avec les contrôleurs du savoir, se réciter jour et nuit des alexandrins et en inventer d’autres, fredonner et composer des partitions musicales. Laisser la musique couler en moi à flots ou m’inonder paisiblement. Pour sur-vi-vre. Eviter surtout de passer pour sénile sans quoi…
Emue, je n’arrive plus à recoller tous les morceaux de ma mémoire. Je suis comme une naufragée qui essaie de maintenir sa tête hors de l’eau.
– Par les vitres du Train, l’as-tu remarqué, on n’aperçoit que des plaines. Au-delà des plaines il y a peut-être autre chose. Du moins c’est ce que prétendent les Légendes du Train. Tu les connais bien sûr.
– Peut-être mais… je…
Son oeil volète de mon visage aux vitres, des vitres à mon visage et à son reflet. Ses mains s’affolent. Sa voix cascade.
– Mais si, je te les ai lues à Prague, dans la cave de cette maison éventrée pour t’aider à oublier la guerre. Elles furent écrites il y a longtemps. On en trouve des bribes dans certaines villes et dans chaque recoin du Train…
Je n’ai plus mémoire de ces Légendes du Train et je n’ai rien remarqué ici mais je n’ose le contredire.
– Moi je ne crois plus aux Légendes, continue-t-il, amer. Depuis le début je me suis fourvoyé dedans comme les autres voyageurs. A part ce très jeune homme qui était persuadé qu’une « Gare accueillante avec des massifs de fleurs et des fontaines » l’attendait. Douces illusions. Son histoire est parvenue jusqu’à nous, les vieux reclus du wagon privé. Un jour, on ne l’a plus revu. Nul ne sait ce qu’il est devenu. J’aurais aimé le connaître…. Moi, je suis descendu du Train en pleine nuit.
– Descendu ? Je ne comprends pas. Vous avez pris plusieurs Trains alors ?
– Je ne fais que cela ma petite fille, je vais de Train en Train… ou peut-être est-ce toujours le même… Je savais que je te reverrais un jour, il ne peut en être autrement, je suis un éternel passager de ta vie vois-tu, mais cette fois-là je n’en pouvais plus de ce long voyage avec des presque moribonds. Il faut toujours descendre quelque part, aller quelque part, trouver ce quelque part. Une Gare, la sienne. J’ai roulé sur le ballast, je me suis foulé une cheville. Depuis je boîte, mais je suis vivant et libre.
Je renonce à l’interrompre, la faille en moi s’élargit.
– S’est-on aperçu de mon absence ? On aura mis une plaque à mon nom au wagon funérarium et puis le temps aura passé, le Train continué son voyage. Un autre passager m’aura certainement remplacé.
Encore un silence. Le passager 723 s’éloigne de moi et du Train. Cette fois il est dans « sa Gare » où, dit-il, il se raconte des histoires toute la nuit quand il cherche le sommeil. Et brusquement je me retrouve avec lui, je déambule dans le dédale de sa tête et dans ce milieu inhospitalier : son corps creuse le matelas, les couvertures glissent, les lézardes au plafond s’élargissent. Je suis là, j’écoute moi aussi les bruits lointains filtrés par les murs, sortes de chuchotements inaudibles qui peuplent l’obscurité. Je guette l’aube à la fenêtre. Il n’y a ni calendrier ni horloge, seulement un pan de ciel le matin, un pan de ciel le soir. Entre les deux il y a les plaines et, au-delà, ce que Les Légendes du Train ne font que suggérer.
Josef ou Moshé note scrupuleusement les menus incidents de sa vie toujours semblable sur un gros cahier gris. A force de le feuilleter, de tout gommer quand le cahier est terminé, puis de recommencer, les pages sont devenues aussi minces et fragiles que des membranes ou des élytres. Aussi l’abandonne-t-il un soir avec regret puis le range respectueusement dans la grande boîte en fer blanc où sont classées des photos qu’il a trouvées en arrivant.
– Ne plus avoir de cahier, c’est ne plus avoir de mémoire. Après mon âme, c’est elle que je perds. Et la mienne, où est-elle dans ce no man’s land ?
Il revient aux photos. Témoins d’une époque impossible à dater. « Après Prague » lui dis-je plusieurs fois. Il se revoit, je le revois, assis sur le seuil d’une maison à la campagne, attendant le facteur qui arrive toujours sur les coups de onze heure « sauf le jour qu’on appelle le dimanche. » A pied par tous les temps. Grand et sec, l’oeil vif. Sa lourde sacoche en cuir lui pèse sur le ventre. Il va toujours du même pas, prenant le temps de regarder, de parler, d’attendre. On lui offre un verre, il trinque et donne des nouvelles des uns et des autres, ceux des villages voisins…
-… sinon comment aurait-on su les maladies, les décès, les naissances, les fiançailles et les mariages … ai-je murmuré.
– Je guettais tes lettres, ma petite fille, je les ai guettées longtemps… Je ne savais pas ce que tu étais devenue, ni même si tu avais survécu. Et puis un jour le facteur n’est plus passé, ni les jours suivants, et je me suis aperçu que j’étais vieux. J’ai vieilli davantage d’un seul coup. C’est peut-être à cette époque-là qu’on m’a fait monter dans le Train…et que je suis devenu le passager 723. Pour te revoir…
– Vous n’avez donc pas choisi de le faire ?
M’entend-il ? Il poursuit :
– Je regrette vraiment de ne plus jouer du violon dans les cours et sur les places des vieux quartiers baroques de Prague. De ne plus attendre le facteur sur le seuil d’une maison entourée de prairies et d’arbres. Attendre pour le plaisir d’espérer tes mots.
– Mais ces photos dont vous me parlez, d’où venaient-elles ?
– Celles de la Gare ? Elles étaient là, dans un tiroir du buffet de la cuisine. Qui les a prises ? Moi ? Un autre, il y a longtemps ? Je l’ignore. Je me les suis appropriées et c’est comme ça, en voyant ce garçon en habit de cérémonie froissé qui posait sur l’une d’elle que j’ai retrouvé un peu de mon âme dans ses yeux, comme ça que j’ai commencé à me raconter des histoires toute la journée puis toute la nuit, en attendant peut-être le retour du Train… Et de toi.»
La plaine, le Train, ma présence, mes absences, les siennes, les va-et vient entre ce wagon et la Gare, je mélange tout. A-t-il vraiment quitté ce Train dans lequel il est monté un jour, comme moi ? Jusqu’où est-il allé dans notre passé commun ?
– Depuis ma chute sur le ballast, j’ai perdu l’habitude de marcher sans bâton et sans trembler, reprend le vieil homme. Je réapprendrai. J’aimerais m’allonger de nouveau dans l’herbe tendre et puis jouer du violon ensuite les yeux fermés. Pour récupérer mon âme. Oui, j’aimerais…
Regarde les plaines, insiste-t-il, il n’y a pas de vent, mais la poussière se déplace. Où est la frontière, la ligne de démarcation, enfin quelque chose à quoi
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raccrocher mon oeil et l’y fixer pour ne pas sombrer. Mon seul repère, c’est la voie ferrée mais l’herbe et les cailloux l’ont envahie peu à peu et elle a disparu. »
Il ajoute qu’il rêve très peu ici, ne dormant pratiquement pas. Aussi se raccroche-t-il à un songe qu’il fit juste après son arrivée dans la Gare.
– C’était comme une présence autour de moi, des formes vagues dans l’obscurité. »
J’ai fait ce songe moi aussi. Souvent. Le passager 723 le sait et me regarde.
Des silhouettes flottent dans le monde incolore de la nuit qui envahit le wagon. Elles nous enveloppent tandis que tout un peuple joyeux surgit, s’anime, caracole, danse et tourbillonne dans une spirale de couleurs où le bleu domine. Un cheval tranquille broute à quelques pas d’un jeune homme étendu dans l’herbe, mains croisées sur la poitrine. Presque souriant. Je me penche au-dessus de lui en même temps que le passager 723. Nous entrons doucement dans son rêve.
Et nous voici à Prague ! Loin de la cave sombre et des paroles défuntes dans le feulement du vent qui éparpille feuillets et partitions. Le passager 723 saisit un archet, pince les cordes d’un violon appuyé contre sa joue et danse dans sa redingote rapiécée. Il ressemble au jeune homme endormi. Je danse aussi. Au-dessus des toits et des arbres. Au-dessus des clochers et des nuages. Nous dansons dans le soleil.
Plus tard, au seuil de la nuit, je lui confie le visage sépia de l’homme à l’enfant que le marchand-des-quatre-saisons-du souvenir m’a remis au début de mon voyage. Ce visage, c’est le sien, celui du violoneux de Prague dont j’entends parfois la musique dans le labyrinthe de la ville où je vis aujourd’hui.
Ému, le passager 723 dépose alors dans ma paume une poignée de petits cailloux un peu rugueux.
– Je les ai ramassés entre les rails de la voie ferrée. Près de la Gare. Pour Toi… »
Au toucher je reconnais mes grigris.
« Le Train revient toujours à son point départ, murmure-t-il. Et nous nous reverrons. Ailleurs. »