Abigaïl

Abigaïl, exténuée, alla se coucher après une longue journée de classe. Dans son lit, elle saisit son dragon en peluche et le contempla, comme elle le faisait chaque soir. Il avait un pelage mauve soyeux, des ailes superbes et des yeux d’un doré surprenant, assortis à son collier sur lequel était écrit “Korliam”.

Abigaïl le trouvait différent d’une peluche normale, elle n’aurait pu l’expliquer mais il lui paraissait bien plus réel. On pouvait observer ses muscles contractés dans les moindres détails, ses ailes déployées étaient magnifiquement bien sculptées et sa gueule entrouverte semblait retenir un long jet de flammes.

Soudain, Abigaïl sursauta, manquant de hurler sous l’effet de la stupeur : les yeux la peluche venaient de s’illuminer, prenant vie !

Presqu’aussitôt, un tunnel se creusa dans le lit d’Abigaïl, dans la direction du regard du dragon, et la jeune fille se sentit happée par son lit…

Elle s’évanouit durant le trajet, à cause de la vitesse à laquelle elle voyageait. Quelques instants plus tard, Abigaïl reprit conscience et regarda autour d’elle, déroutée. Elle était allongée sur le sol d’une sorte de grotte sombre, à peine éclairée par un rayon de soleil qui provenait du tunnel dans lequel elle était tombée.

Elle ne tenait plus son dragon en peluche, par contre, elle voyait bien les dizaines de paires d’yeux jaunes qui luisaient dans la semi-obscurité.

Abigaïl ne put retenir un cri, angoissée.

Une paire d’yeux s’avança, révélant deux pattes avant griffues et une longue tête mauve.

– Bienvenue en notre monde, Abigaïl, dit le dragon qui n’était plus en peluche.

Nous avons des choses à te dire mais très peu de temps pour cela.

– Bon…bonjour, bredouilla la jeune fille, impressionnée.

– Nous sollicitons ton aide. En fait, il a quelques années, une violente guerre a eu lieu entre les dragons et les humains de l’En-Dessous. Nous avons été massacrés. Il faut savoir que les humains d’ici ont une peau insensible à nos flammes et tellement dure qu’on ne peut leur faire de mal. Durant la guerre, le chef des humains nous a dérobé un objet qui nous est extrêmement important, l’objet qui nous permettait de ne pas succomber au sort de la génération précédente d’humains, sans lequel nous sommes transformés en peluches pour l’éternité. Nous voudrions que tu ailles voir ceux qui le possèdent, que tu le reprennes et que tu nous l’apportes. Voilà une
représentation de l’objet en question.

Il lui tendit l’image d’une sorte de boule lumineuse posée sur un socle argenté, qu’elle s’empressa de mettre dans sa poche.

– Mais…comment ferai-je s’ils sont si forts ?

– Tu dois les amadouer, en particularité le chef, qui a perdu sa fille il y a quelques années. Essaie de la remplacer.

– D’accord, mais pourquoi j’ai été choisie, moi ?

Une autre voix s’éleva :

– Korliam a eu le temps de t’observer lorsqu’il était chez toi. Tu as les qualités requises pour être celle qui réussira.

– Oh… Au fait, dit Abigaïl dont une idée avait traversé l’esprit, pourquoi n’êtes-vous pas sous forme de peluches maintenant ?

– Bonne question…on ne le sait pas vraiment, mais à chaque pleine lune, on se retrouve tous ici, sous notre forme véritable. Je t’avoue qu’on a attendu longtemps que tu grandisses et t’assagisses.

– J’ai une dernière question. Pourquoi ne pas tout simplement aller parler aux humains de l’En-Dessous ?

– Impossible. Ils nous haïssent, déclara Korliam. Nous allons bientôt nous retrouver sous forme de peluches. Tu peux te reposer ici pour la nuit, et tu devrais te mettre en route demain matin. Oh, et ne t’inquiète pas pour tes parents, le temps ici passe tellement vite qu’ils ne remarqueront pas ton absence.

Abigaïl hocha la tête.

– Bonne chance, dit Korliam.

Il s’inclina devant elle, suivi par tous les autres dragons, puis ils disparurent.

Abigaïl s’allongea sur le sol et essaya de s’endormir. Plusieurs questions lui turlupinant le cerveau, elle y parvint difficilement.

Elle se réveilla quelques heures plus tard à cause de la lumière du jour qui inondait la grotte, puis se mit en route.

Elle traversa un tunnel à peine éclairé par des bougies, que les dragons avaient dû disposer autrefois, puis parvint à une salle ronde et vide, puis à un autre tunnel, puis à une autre salle. Le couloir qui s’ensuivait était plus lumineux, et Abigaïl entendit des voix qui se rapprochaient
d’elle.

Elle tendit l’oreille :

– J’espère que la chasse sera plus fructueuse qu’hier.

– Ce serait bien qu’on attrape une biche !

Apparemment, Abigaïl n’allait pas tarder à rencontrer deux humains de l’En-Dessous. Elle s’avança et les vit. C’étaient deux hommes, assez petits, vêtus d’une tunique légère et armés d’une lance en bois.

– Qui es-tu ? l’apostropha le plus petit des deux en pointant sa lance vers sa gorge.

La jeune fille déglutit, peu rassurée. Heureusement, elle avait établi son plan durant son trajet à pied.

– Je m’appelle Abigaïl, je suis tombée dans un tunnel d’en-haut et j’ai atterri ici. Je suis perdue, je vous en supplie, je veux rester avec vous !

Les deux hommes se regardèrent pendant un bref moment puis le petit lui répondit :

– Tu m’as l’air trop jeune pour chasser avec nous. Hector va t’amener voir notre chef pour décider de ton sort.

Hector saisit Abigaïl par le bras puis l’entraîna vers l’ouverture lumineuse qui était au bout du tunnel. Ils débouchèrent sur une vaste salle où plusieurs femmes discutaient en lavant des tuniques. Il n’y avait pas d’hommes à part les enfants et les personnes âgées.

– Tous parts chasser, songea Abigaïl.

Elle entendit le rire d’un enfant qui jouait avec sa soeur.

Les humains de l’En-Dessous dormaient dans sortes de tentes, disposées en cercle au milieu du village.

Hector la conduisit à la plus grande tente. Pendant qu’ils s’y rendaient, Abigaïl se rendit compte que la majorité des humains l’observaient avec méfiance.

Sûr qu’elle devait détonner avec ses cheveux clairs et sa peau bronzée, au milieu de tous ces humains blafards aux cheveux sombres !

Arrivé devant la tente, Hector salua les deux gardes qui l’encadraient, puis leur dit :

– Je voudrais parler au chef Amarok.

Ils acquiescèrent et Abigaïl et Hector furent invités à entrer.

Assis sur une chaise , le chef contemplait une photo de sa fille disparue. Abigaïl eut le temps de voir qu’elle était presque aussi bronzée qu’elle avant qu’Amarok ne range précipitamment la photo. Il essuya une larme qui avait coulé en leur tournant le dos.

– C’est pour quoi ? demanda-t-il.

– Bonjour, chef. Je voulais vous apporter cette jeune fille, que nous avons trouvée dans le tunnel sud, alors que nous allions chasser. Elle n’a pas l’air dangereuse mais je l’ai amenée ici pour que vous réfléchissiez à son sort.

Sur ce, Hector s’inclina puis sortit de la tente. Amarok dévisagea Abigaïl pendant un long moment, silencieux.

– Qui es-tu ? finit-il par demander.

– Je m’appelle Abigaïl, j’ai treize ans. Je me suis perdue dans ces sombres tunnels. Je vous en prie, aidez-moi !

-Tu viens de l’En-Haut, à en juger par ta couleur de peau, siffla-t-il. Je ne vois pas comment une aussi jeune fille aurait fait pour venir ici, à moins… d’y avoir été appelée.

Il plongea ses yeux soupçonneux dans ceux d’Abigaïl.

– Un trou s’est ouvert dans le sol de ma chambre, alors que j’allais dormir, relata Abigaïl. Je suis tombée et j’ai atterri ici.

Amarok la scruta pendant quelques instants encore, puis ordonna à ses gardes :

– Fouillez-la. Elle pourrait être armée. Mais en douceur !

Abigaïl se souvint alors, catastrophée, que l’image de la boule était toujours dans sa poche. Les gardes ne trouvèrent rien sur elle… à part le petit bout de papier.

– Chef, elle avait ça, dit un garde en le lui tendant.

Amarok ne s’énerva pas. Il lui dit calmement :

– Les dragons t’ont envoyée. J’aurais dû m’en douter.

Abigaïl ne nia rien, quelque peu soulagée par la réaction du chef.

– C’est exact, Korliam m’a fait venir ici. Il voulait que je récupère cet objet, sans quoi son peuple est transformé en dragons en peluche.

Amarok se leva, fit quelques pas puis ouvrit un minuscule tiroir qui se trouvait dans son armoire, et Abigaïl put admirer la magnificence de l’objet qu’elle devait rapporter. La boule, posée sur un socle d’argent ouvragé, semblait être en verre, avec à l’intérieur des spirales lumineuses qui tournoyaient.

– Prends-le, dit-il. Je reconnais qu’avoir gardé cet objet, et cette rancune, aussi longtemps, était stupide. Après tout, ce sont eux qui ont commencé, mais nous, nous sommes quasiment invincibles. Demande-leur juste de ne pas venir nous embêter dans les prochains siècles.

– Hum… d’accord, fit Abigaïl, abasourdie de l’avoir obtenu aussi facilement. Et merci.

Le chef se détourna d’elle et reprit la contemplation de la photo de sa fille.

 -Comment votre fille est-elle disparue ? demanda doucement Abigaïl.

– Ceux de l’En-Haut l’ont tuée, cracha-t-il. Elle s’y rendait souvent, pour aller faire du shopping – elle adorait cela, mais ici, ce n’est pas vraiment possible – et un jour, une chose roulante l’a heurtée… D’autres larmes roulèrent le long de ses joues.

– Je suis désolée, déclara sincèrement Abigaïl. Au revoir, et merci beaucoup pour votre aide.

Elle quitta le village, traversa les tunnels, et arriva enfin dans la grotte où elle avait atterri. Les dragons commençaient à apparaître, appelés par l’objet magique.

– Tu as réussi ! s’exclama Korliam. Bravo. Que voudrais-tu en échange ?

– Hmm… eh bien, Amarok m’a dit qu’il regrettait, que son peuple avait été stupide d’avoir conservé cet objet aussi longtemps. Il demande si vous pourriez ne pas l’embêter avant quelques siècles.

– Bien sûr, bien sûr… Eh bien, le farouche guerrier s’est assagi, on dirait. Mais toi, que désires-tu ?

Abigaïl chuchota quelque chose à l’oreille du dragon, qui hocha la tête. Elle fut ensuite portée en triomphe par tous les dragons, puis Korliam frappa le sol d’une patte et elle fut happée par un tunnel qui la ramena dans son lit.

Pendant qu’elle dormait, Amarok et sa femme fêtaient les retrouvailles avec leur fille, que Korliam avait ramenée à la vie sur la demande d’Abigaïl.