« L’esplumoir est pensé, dans la légende Arthurienne, comme étant le lieu où Merlin, qui affectionne les transformations en oiseau, reprendrait sa forme humaine »

Du fond de l’esplumoir

 

Stonehenge le 21 juin 2014 à 10 heures 51.

Marc avait roulé toute la nuit. Il s’était arrêté à Salisbury pour prendre un petit déjeuner typiquement anglais composé d’œufs, de bacon, d’une saucisse et de quelques haricots à la tomate. Les pubs étaient pleins de tout un tas de personnes plus ou moins farfelues en ce matin de solstice d’été.

Durant les 13 kilomètres qui le séparaient du monument mégalithique, il ne pouvait s’empêcher de penser à Virginie. L’amour de sa vie, celle qu’il aimait par dessus tout, et probablement la seule capable de lui faire faire ce voyage insensé.

Ce n’est pas qu’il croyait en la magie, en Merlin l’enchanteur et à tous les mythes qui entouraient la légende ! Seulement Virginie, elle, y croyait dur comme fer et la trouvaille de ce vieux grimoire dans le magasin de son père l’avait définitivement fait basculer. Pas dans la folie, ce n’était pas son genre, elle était trop cartésienne et surtout beaucoup trop historienne pour cela. Spécialisée en histoire médiévale, avec une thèse sur Merlin et le mythe arthurien.

10 Heures, il ne fallait pas que Marc traine. La police avait bloqué les abords du monument et seuls les piétons pouvaient s’en approcher. Une foule compacte se pressait autour du cercle extérieur de Sarsen. Les seules personnes pouvant entrer à l’intérieur et approcher la pierre d’autel étaient celles munies d’une autorisation. Virginie lui en avait obtenue une en passant par la faculté et le British Museum. Bientôt, il aurait le droit de s’asseoir dans l’alignement parfait, juste devant l’Altar stone de six tonnes en grès vert. De là, au moment où les premiers rayons du soleil d’été le frapperont, il devrait lire la phrase que Virginie lui avait écrite sur le bout de papier qu’il serrait au fond de sa poche depuis le matin.

Et bien qu’il n’en comprenne ni le sens profond ni la portée il le ferait, pour elle.

Quand il fut en place, quelques minutes avant l’instant décisif il brancha son téléphone et l’appela. Ils étaient prêts, prêts à respecter les dernières volontés d’une légende.

Virginie, elle, était assise au cœur de la forêt de Paimpont au centre d’un cercle de pierre, le dos appuyé sur la roche centrale, les yeux vers le soleil levant. C’était le tombeau de Merlin. Elle aussi avait du se procurer une autorisation pour pouvoir se tenir là, et dans sa main elle serrait le même papier, sur lequel se trouvait la même formule incompréhensible, mi gaélique mi magique.

Ils devraient la prononcer ensemble, au même instant. Cela devait être important, car c’est ce que le grimoire disait… Elle se souvenait de cet ouvrage depuis qu’elle était toute petite. C’était son père qui l’avait retrouvé, selon lui, flottant dans la fontaine de jouvence non loin de l’endroit ou elle se trouvait en ce moment. Il l’avait rapporté chez lui et caché dans la vieille bibliothèque de leur magasin de souvenirs. Pour elle, il n’a longtemps été qu’un vieux livre de cuir qui ne comportait que des pages blanches. Ce ne fut que plus tard et durant ses études, qu’en faisant des analyses plus poussées elle trouva la dernière page, celle qui avait été cachée dans l’épaisseur du cuir, celle qui contenait le texte et la formule.

Et c’est à cause de cela qu’aujourd’hui elle et son Marc étaient là, connectés l’un à l’autre, en deux points distincts de la terre arthurienne à attendre le premier rayon du soleil.

En attendant l’instant, elle ouvrit le livre sur ses genoux et relut, pour elle, une dernière fois le texte de la fameuse page cachée :

« Je suis né d’une vierge et d’un esprit du vent et  maintenant me voilà à jamais enserré sous une roche fendue au centre d’un cercle de pierre. Condamné pour l’éternité par une femme fée que j’ai tant aimée et dans cette forêt  de Bretagne qui m’a vu grandir et servir des rois.
Moi qui aimais la nature, qui pouvais me changer en tout être courant, rampant ou volant, je ne suis maintenant que l’ombre de moi-même.
Aujourd’hui, du fond de mon esplumoir, je vois vieillir le monde et passer les années et les siècles. La magie à quitté la terre d’en haut. Il n’y a plus d’enchanteur, il n’y a plus de fée. Il n’y a plus de chevalier et plus de quête. Tout semble aller trop vite, et les guides ne sont que faux prophètes et manipulateurs, ne voyant dans le destin de leurs disciples que leurs propres buts et leurs propres vanités.

Je n’ai plus écrit dans ce grimoire depuis des centaines d’années. Sont couchés en ses pages le récit de ma vie, la somme de mes sortilèges : Les amours que j’ai rendues possibles, les destins que j’ai forgés et les monuments que j’ai construits ont fait de moi un être immortel dans la conscience humaine.

Moi, celui qui pouvait changer l’apparence d’Uther pour qu’il engendre un roi de légende. Moi qui ai bâti par mes mains et ma magie les pierres suspendues du Wiltshire, qui fis sortir de terre le royaume de Camelot et qui choisis les chevaliers de la table ronde, je n’ai plus le pouvoir de montrer au monde le chemin.

La dernière page de ce grimoire va me servir à cela, et même si les sorts qu’il contient ne peuvent être lancés que par des magiciens, je veux cette fois-ci être l’auteur de mon destin ! N’en déplaise à Maitre Blaise qui y a fidèlement consigné ma vie jusqu’à ma sépulture, le sortilège que je vais y apposer me permettra de revenir parmi vous, et qui sait, de vous réunir autour d’un nouvel Arthur.

De la terre et du soleil naitront les conditions de mon retour. Par deux êtres qui s’aiment chacun dans une terre de Bretagne. Au même instant et dans le même rayon matinal l’un devant l’autel du cercle de pierres et l’autre au-dessus de ma prison éternelle devront en appeler à la terre pour que mon pouvoir vous revienne. »

C’était juste au dessous que la formule était écrite, dans une couleur différente, rouge sombre, comme des lettres de sang :
“Erbyn y ddaear, y gwynt a grym golau. Yr wyf am i dorri’r swyn a dychwelyd i Viviane byd am ail geni.”

C’est la voix dans l’oreillette qui la fit sortir de sa réflexion. Le moment était arrivé. Là-haut,  en Grande-Bretagne, Marc pouvait voir le premier rayon toucher son visage.

Il commença à lire doucement avec une voix régulière et la prononciation qu’elle lui avait apprise. Sur ses jambes elle avait refermé le livre et tenait ses deux mains à plat sur la couverture. Elle connaissait la formule par cœur et le papier n’était là que pour la rassurer.

Ils devaient la lire en chœur jusqu’à… Jusqu’à elle ne savait pas quoi exactement, surement même qu’il ne se passerait rien, mais elle voulait, elle devait essayer. Elle avait promis à tout hasard à Marc, que si elle se sentait en danger, elle stopperait tout.

Mais pour le moment rien ne se passait. C’est au bout de deux ou trois minutes de récitation lancinante que Marc sentit la voix de Virginie changer. Alors qu’il marquait une hésitation, son amie au contraire reprit de plus belle son incantation, le forçant ainsi à continuer.

Autour de la tombe, la forêt était devenue plus sombre, on n’entendait plus ni les oiseaux ni même le vent. Tout était figé.

C’est à cet instant que le grimoire commença à bouger, ou plutôt à respirer. Petit à petit, il s’épaissit et s’alourdit de  l’encre qui en garnissait les pages, une à une.

C’était donc vrai, c’était bien le livre de Merlin.  Son dernier souhait de léguer au monde actuel ses connaissances était en train de prendre forme là, sur ses genoux, en plein cœur de la forêt de Paimpont où petite avec son père elle ramassait des champignons.

Le sortilège dura encore quelques minutes puis la forêt reprit ses droits. Autour d’elle, elle remarqua que de nombreux animaux s’étaient approchés. Elle se sentit soudain épiée par la nature. La faune murmurait autour d’elle, comme si le maître de la forêt était revenu d’entre les morts.

Elle regarda alentour. Elle ne savait pas ce qu’elle espérait voir : l’enchanteur lui-même peut-être, mais ce ne fut pas le cas.

Comme elle avait arrêté de parler, Marc fit de même en s’enquit du résultat :

« Marc, j’ai le grimoire, reviens… Tout va bien ! »

En effet, sur ses genoux se tenait le grimoire. Elle ne résista pas et l’ouvrit. Toutes les pages étaient maintenant couvertes d’une écriture brouillonne et minuscule. Des enchevêtrements de lignes partaient dans tous les sens, il n’y avait ni paragraphes, ni mise en page. Certains écrits avaient même la forme de ce dont ils traitaient. Sur d’autres pages on pouvait voir des plantes séchées collées, ici et là, à la façon d’un herbier.

Elle ne le remarqua pas tout de suite, mais dans une encre différente, la même que sur la dernière page, chaque formule était comme mise en évidence.

Si celle de la dernière page fonctionnait, elle ne pouvait pas se permettre d’en lire une autre à la légère. Elle resta assise là un long moment, à feuilleter l’ouvrage. Elle parcourut les formules et les incantations, jusqu‘à ce qu’elle tombe sur un texte en forme d’oiseau.

Avec les notions de langue gaélique qu’elle possédait, elle comprit que le texte parlait de pouvoir écouter les oiseaux. Elle relut une fois de plus pour être sûre de ne pas faire une bêtise, puis elle prononça le sort à haute voix. Quand cela fut fait, elle attendit un instant puis écouta… écouta encore… mais rien, les chants ne changeaient pas, ils étaient toujours incompréhensibles.

Après tout, cela ne pouvait pas être aussi simple. Il y avait sans doute une autre chose à faire qu’elle n’avait pas comprise, et puis elle n’était pas magicienne, elle se devait d’être prudente, plus prudente. Si ce livre était ce qu’il était, elle devait le cacher et apprendre à le maîtriser avant de faire n’importe quoi.

Elle décida de rentrer, enferma le précieux ouvrage dans son sac à dos et repartit vers sa voiture. Sur le chemin, elle se sentit observée, comme si quelqu’un la suivait, la regardait, l’épiait. Plusieurs fois, elle crut qu’on lui parlait, se retourna sur elle-même, mais elle était seule. Elle avait beau connaître l’endroit, la forêt était sombre, pleine de bruissements, pleine de murmures.

Elle accéléra le pas. Plus que 300 mètres et elle retrouverait son véhicule garé sous les arbres. Plus elle avançait, moins elle avait l’impression d’être seule. Elle fit les derniers mètres en courant ! Quand elle arriva sur le parking elle comprit… des oiseaux, partout des oiseaux, tous la regardaient. Elle ne put s’empêcher de revoir des scènes du film d’Hitchcock lui défiler en tête. C’est au moment où elle actionna l’ouverture centralisée qu’une rumeur enfla autour d’elle : « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? »

Un grand corbeau noir vola jusqu’à elle et se posa sur le toit de sa voiture. Il la regarda : « Pourquoi ? »

Elle avait compris, ou du moins elle le croyait : « Pourquoi quoi ? »

« Pourquoi nous as-tu demandé de venir… Maintenant tu es la maîtresse des oiseaux ! »

À cet instant, elle prit conscience que la dernière formule de Merlin lui donnant le grimoire pouvait être une formidable bénédiction ou un grand malheur. Elle rentra précipitamment dans sa voiture.

Elle avait peur mais voulait à tout prix en parler à Marc quand il rentrerait ce soir. Plus elle roulait sur le chemin, plus elle entendait la rumeur enfler dans les arbres environnants : tous les oiseaux parlaient d’elle.

Pour ne plus les entendre, elle alluma la radio. C’est en entendant la cacophonie et les mots incompréhensibles qui étaient diffusés sur toutes les stations qu’elle comprit soudain que toute magie avait un prix…

Elle ne comprenait plus le langage des hommes.

FIN