Semper ero
Je raccrochai le téléphone, hébété : Mme Kervalec venait de mourir.
La veille, j’avais passé la journée chez elle et elle paraissait en forme. Nous avions discuté autour d’un thé brûlant dans sa belle bibliothèque, comme nous le faisions quasiment tous les jours depuis deux ans, depuis que j’avais entamé ma thèse. Je n’ai rien décelé d’anormal et on peut dire que je la connaissais bien. Oui, je la connaissais depuis toujours cette vieille dame à la chevelure blanche et au regard perçant. Quand j’étais petit, elle fréquentait beaucoup la librairie de mon père ; elle adorait les livres rares ayant un attrait local : mémoires, herbiers, légendes… Les légendes surtout. Elle aimait à penser que ces dernières naissaient d’une graine de vérité. Elle me racontait des histoires plus fascinantes les unes que les autres : je les écoutais bouche bée, assis au milieu de la boutique, les yeux brillants et osant à peine respirer de peur de rompre le charme qu’elle tissait autour de moi.
Ce n’était pas un hasard si l’histoire et la culture bretonne me passionnaient au point d’en faire le sujet de ma thèse. Lorsqu’elle avait appris mon projet, Mme Kervalec m’avait invité à venir consulter ses ouvrages. J’avais alors découvert son incroyable demeure, nichée au cœur de la forêt de Paimpont, surplombant un lac. Si son domaine m’avait surpris, qu’elle ne fût pas mon enthousiasme devant les cinq mille ouvrages que comptaient sa bibliothèque !
J’étais ainsi devenu un intime ; grand privilège puisque j’étais un des rares visiteurs qu’elle recevaient. La forêt ne semblait pas avoir de secret pour elle : bien souvent, après le repas, elle me proposait une balade. Nous n’avons jamais suivi un sentier ; elle me guidait alors que je lui racontais mes trouvailles de la matinée et en retour, elle m’enseignait les merveilles de sa forêt, de sa « Brocéliande », de sa voix douce et grave.
Mon père, surprenant mon trouble, s’inquiéta. Je lui appris le décès de Mme Kervalec. Il parut affligé. Je poursuivis alors avec le second message de mon interlocuteur, notaire de Mme Kervalec : selon ses dernières volontés, elle me léguait sa fortune et ses biens, à commencer par son domaine de Paimpont ! Je savais qu’elle n’avait pas de famille, ni de proches, mais qui étais-je pour elle ? Parfois, elle me regardait en souriant, attendrie. Je l’avais interrogé une fois sur la raison de cette attitude : apparemment, je lui rappelais quelqu’un qu’elle avait bien connu autrefois. Mais pas un mot de plus…
Les funérailles eurent lieu le lendemain. Elle voulait que ses cendres fussent dispersées dans le lac au coucher du soleil et ce, sans cérémonie religieuse. Nous étions au pied de la demeure, une bâtisse imposante qui avait souffert du temps. Du premier château en schiste rouge, il ne restait plus guère que certaines parties. Mais la brique et l’aspect moderne du manoir n’affectaient pas la magie des lieux : le lac s’étendait sous ses murs, les reflétant, alors que la forêt entourait l’édifice. Le silence n’était troublé que par la caresse du vent dans les feuilles, douce berceuse mélancolique. Nous étions au pied de la demeure, une poignée de personnes seulement. Je tenais l’urne et m’approchai du lac lorsque le soleil embrasa ses eaux. Alors, j’ouvrai le couvercle et dans un dernier au-revoir, je versai les cendres dans l’onde. Elles furent emportées par la brise et se déposèrent délicatement sur la surface du lac avant de se mélanger à ses eaux.
Plus tard, je rejoignis la demeure. Le notaire m’attendait dans le grand salon pour procéder aux formalités. Je signais tous les documents, les yeux dans le vague, ne sachant quelle attitude adopter face aux événements. Il partit et je me retrouvai bientôt seul. Je restai un long moment assis dans un fauteuil à contempler le lac. Je m’endormis ainsi et ne m’éveillai que bien des heures plus tard. Il faisait nuit. Je décidai de rester là jusqu’au lendemain. J’étais ici chez moi maintenant… Chez moi. Je réalisai soudain que j’étais loin de connaître l’ensemble des pièces du manoir. Reposé et étrangement serein, je résolus de tout visiter. Je connaissais les étages pour être resté dormir une fois ou deux. Je commençai donc ma visite par le rez de chaussée. Dans la cuisine, je remarquai une porte, sans doute un cellier. Je l’ouvris et vis alors un long escalier que je descendis précautionneusement, l’unique ampoule ne dispensant qu’une lumière ténue. Je découvris un ensemble d’étagères chargées de conserves et de bocaux mais entre deux d’entre elles, un tunnel avait été creusé. Il était fermé par une grille munie de deux serrures mais je trouvai rapidement les clés dans le trousseau que le notaire m’avait confié. La grille s’ouvrit avec un grincement strident. Une lampe torche était placée à côté de l’ouverture ; je l’allumai et m’enfonçai dans l’étroit boyau. Je débouchai rapidement sur une salle circulaire, assez basse de plafond et je restai interdit sur le seuil. Des livres, sans doute plus que centenaires, recouvraient toutes les parois de la pièce. En son centre, un grand bureau de bois brut supportait un lutrin massif et ouvragé sur lequel un ouvrage reposait.
Un épais tissu protégeait de la poussière ce livre imposant. Je dépliai soigneusement les pans de toile et découvris un volume relié de fines cordes et dont la couverture était constituée d’un panneau de bois foncé sculpté de motifs floraux et d’animaux sylvestres. Une merveille. Un regard pour vérifier la propreté de mes mains et j’ouvris le livre sans plus attendre. La première page, un vélin de qualité, me coupa le souffle : les branches entrelacées d’un buisson vivace en fleur entouraient le titre de l’opus , et leurs couleurs…, leurs couleurs semblaient jaillir pour frapper le regard du lecteur ; bleu profond, vert de jade, fleurs dorées et argentées, noir le plus pur, ils avaient traversé le temps sans se départir de leur force et de leur beauté.
La mention qui devait peut-être désigner l’auteur de l’ouvrage était dans une langue qui m’était peu familière ; elle ressemblait vaguement au gaélique. Mais par chance, le titre était en latin : koinè aussi pratique que l’anglais de nos jours ! Dans une écriture manuscrite très stylée, on pouvait lire «Vie de Myrddin ». Non… Impossible. Un sourire étira mes lèvres. L’auteur de cet ouvrage prétendait être Merlin lui-même ! Rien que ça !
Je m’interrogeais tout de même sur les précautions avec lesquelles le volume était conservé. Mme Kervalec le pensait-elle authentique ? L’idée m’amusa, il faut l’avouer. Je la savais férue de légendes mais je savais aussi qu’elle poursuivait la vérité historique à travers elles. La curiosité me poussa à lire cet ouvrage, me demandant ce que pouvait bien receler ce texte, quand bien même écrit par un usurpateur d’identité !
Je m’installai devant le lutrin et attrapai une feuille et un stylo pour prendre des notes. Les premières pages relataient des données biographiques.
La naissance de Myrddin, ses origines obscures et son enfance dans un clan qui vit en lisière de la forêt. L’auteur évoque son premier maître, druide attaché à la communauté et qui décèle chez l’enfant des capacités hors du commun des mortels. Il lui apprend les secrets de sa caste et avant même que l’enfant n’atteigne l’adolescence, il épuise ses savoirs. Le jeune garçon part alors au cœur de la forêt, en quête d’un mentor. L’auteur décrit à cet endroit des lieux étranges, qu’il dit hors du temps, peuplés d’êtres sylvestres capables de prendre diverses formes : humaines, animales ou végétales. Ils sont l’esprit du bois, un et multiples, et possèdent un savoir infini. Myrddin reste de longues années en leur compagnie avant de revenir parmi les hommes.
Je levai les yeux du livre. La cohérence avec la légende était importante mais certains passages ne figuraient dans aucun autre récit de la matière de Bretagne. C’était intriguant. Peut-être était-ce la raison de sa place si particulière dans cette bibliothèque. Je poursuivis ma lecture, oubliant ma faim et ma soif, oubliant le temps qui passait. Je ne voyais pas la lumière du jour mais il devait être plus de midi.
L’histoire de Myrddin était entrecoupée de croquis, de descriptions de plantes et de leurs vertus. Sur d’autres pages, des remèdes, des philtres, des potions. Des dessins anatomiques. Des pensées, des poèmes obscurs. Puis des phrases dans ce langage qui m’était inconnu et qui semblait à la fois guttural et sifflant. Sur ces mêmes feuillets, des dessins évoquant des métamorphoses, d’homme à cerf ou d’homme à loup.
Et la légende qui déroule son fil, toujours. Myrddin se rapproche d’Arthur, futur roi de Bretagne. Il évoque également Morgane, qu’il dit être la demi-sœur du roi. D’après lui, elle serait la fille d’Uther et d’un esprit de la forêt. Différente, elle n’appartient à aucun monde et possède de grandes aptitudes aux « arts ». Il la forme, mais son autre élève, Viviane, en prend ombrage, bien que les sentiments qui le lient à cette dernière n’aient aucune mesure avec la relation de maître à élève qu’il connaît avec Morgane.
Viviane semble occuper une place centrale dans la vie de l’auteur. Il la rencontre alors qu’elle n’est qu’une enfant, sur les rives d’un lac en lisière de la forêt de Brocéliande. Mais elle n’est pas une mortelle ordinaire : il le ressent au fond de son être. Il vient de découvrir quelqu’un qui lui ressemble, le même feu brûlant au fond de leurs entrailles.
Quelques temps, il la côtoie sous la forme d’un vieillard, lui dispensant le savoir que lui-même a reçu dans ses jeunes années. Puis, à mesure qu’elle grandit et que ses formes de femmes s’épanouissent, il rajeunit. Ses cheveux de moins en moins blancs, jusqu’à un brun soyeux, sa peau de moins en moins plissée, jusqu’à ce qu’il ne demeure plus que quelques rides d’expression, de celles que possèdent les personnes qui rient beaucoup. Son regard, lui, est toujours resté perçant et vif, bleu glacé qui lit en tout et s’affranchit du temps ; lorsqu’il se pose sur Viviane, il sait déjà tout. Il sait déjà qu’elle sera le cœur palpitant de sa vie et qu’elle sera sa perte.
Son élève est fort douée ; elle est aussi une femme magnifique. Ses cheveux bruns aux reflets roux cascadent jusqu’à ses hanches, entourant l’ovale délicat de son visage ; son regard de jade exprime sans cesse sa sagacité et une intelligence profonde. Elle sait qu’elle tient Myrddin sous ce pouvoir étrange que possède les femmes. Elle en joue, pour que le mage repousse les limites de son savoir. Lorsqu’elle apprend que Myrddin transmet aussi ses secrets à Morgane, elle ressent une jalousie profonde. Mais sa jeune rivale n’a pas son ascendant sur l’enchanteur. Viviane se donne à lui, pleinement. L’auteur évoque ses extases au cœur de la forêt, une communion au-delà de toute mesure. Il lui promet de ne plus voir Morgane, tout en sachant que cette dernière transgressera ses enseignements et signera la chute de ce qu’il a bâti auprès du roi. Et la légende se déroule jusqu’à la mort de ce dernier, avec quelques variations sans que la trame de la royale destinée ne dévie de sa fin inéluctable. Myrddin apprend à Viviane le sortilège d’enserrement que personne ne peut rompre. Il ne doute pas que sa chère élève l’utilisera pour le garder à jamais auprès d’elle. Mais plus rien n’a d’importance, seule Viviane compte. Viviane et son regard d’un vert ardent, son sourire malicieux et sa façon de se pencher sur les eaux du lac au coucher du soleil, alors que l’onde est un miroir d’or.
Un trouble me saisit, m’arrachant à la lecture du manuscrit. Des pensées défilent. Viviane, Viviane et son regard ardent, Viviane et le miroir du lac sous le soleil couchant… Les cendres de Mme Kervalec se mélangeant dans les eaux d’or, une balade en fin d’après-midi avec la vieille dame qui se penche sur l’onde dorée et un reflet aussitôt enfui, une seconde, des cheveux brun aux reflets roux et un sourire de jeune fille malicieuse…Mme Kervalec, elle disait s’appeler Aurore, mais l’inscription sur l’urne funéraire, sur les documents du notaire… V. Kervalec, Viviane Kervalec, Viviane… Le trouble s’amplifie et les indices se recoupent toujours au même point même si ma raison s’y refuse : elle est happée par des souvenirs et des impressions qui la retiennent prisonnière.
Mon regard tombe à nouveau sur le livre. Je reprends le manuscrit depuis le début, je tourne les pages rapidement. Le doute se dissout dans les mots que mes yeux effleurent. Puis j’atteins la fin du volume. Un feuillet vierge puis un texte, en latin. Le titre de la page est « Alliance » ; il est écrit avec une encre de la même couleur que le reste du manuscrit. En revanche, le texte est rouge sombre, et… l’encre paraît fraîche… Je passe mon index sur le premier mot et le retourne vers moi : il est recouvert d’un liquide qui ressemble à s’y méprendre à du sang.
Il y a une adresse au lecteur. À moi. Je le sais maintenant.
« Toi qui lis ces mots, tu as sans doute découvert mon histoire. Mais tu n’en connais pas la fin. Ou tu crois la connaître. Viviane m’a enfermé grâce au sort que je lui ai moi-même appris. Elle a sans doute enserré mon esprit dans une roche. Pauvre fou aveuglé par l’amour dois-tu penser ! Il n’en est rien. L’amour de Viviane me consumait. Et le mien, en retour, brûlait son âme également. Ce sort était finalement le seul qui pouvait nous sauver. Et, grâce à lui, je vivais avec la certitude de lui appartenir sa vie durant.
Personne ne pouvait rompre ce sortilège. Tel était mon enseignement. Mais Viviane ne connaissait pas toutes les arcanes de l’enchantement. S’il ne pouvait être brisé, mon esprit serait libéré à sa mort. Viviane s’éteindrait après des siècles d’existence, certes, mais je la savais mortelle. Alors j’ai tissé un dernier charme avant qu’elle ne m’enferme. Un charme que tu as sous les yeux. Dans ce livre même. Un charme écrit avec mon propre sang qui s’écoulera au moment où mon esprit trouvera le chemin de ce grimoire, ce texte que tu as sous les yeux, ses yeux par lesquels je vais m’insinuer, subrepticement, parce que le monde a besoin de moi…
Myrddin »
Je sens un changement profond dans mon être, quelque chose m’oppresse, m’étouffe, me lie et je ne suis bientôt plus maître de moi-même. Je suis autre, je suis lui. Je sens l’émerveillement de découvrir où et surtout quand il se trouve : il lit en moi, il est autre, il est moi.
Il ferme le grimoire avec un geste lent. Je sens le bois rugueux alors qu’il passe sa main sur les sculptures de la couverture. Je ressens son plaisir et son bonheur, qui atténuent ma détresse. Il sort de la cave, remonte l’escalier et sort du manoir. Le soleil se couche. Il se dirige tout droit vers le lac recouvert d’or et se penche à sa surface. Et je la vois. Là, au fond des eaux, Viviane sourit à Myrddin, ses longs cheveux bruns au reflets roux flottant autour de son visage radieux. Elle lève une main et lui fais signe avec une grâce infinie. Puis, elle se retourne et entre dans une demeure de cristal, exacte réplique de son manoir, un château que Myrddin a bâti il y a des siècles pour elle, au fond de ce lac, pour l’amour de sa Dame.